Tunis, Tunisie, le samedi 6 décembre 2003
LE PRÉSIDENT - Mesdames, Messieurs, nous venons d'achever ce sommet et je tiens d'abord, naturellement, à remercier très chaleureusement le Président BEN ALI pour l'initiative qu'il a prise d'organiser, pour la première fois, un Sommet 5 + 5 au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement. Un sommet qui marque une étape majeure dans l'élaboration et la consolidation des liens entre les deux rives de la Méditerranée occidentale. J'ajoute que le sommet a été remarquablement organisé, remarquablement conduit. J'ai tenu à dire à l'ensemble des collaborateurs du Président tunisien toute l'estime et la reconnaissance que nous avions pour le travail effectué.
Ce dialogue, par son caractère informel, nous a permis d'aborder un grand nombre de sujets et ceci dans un esprit d'ouverture, de compréhension, de respect réciproque et de parler très librement.
Cinq thèmes ont été abordés au cours de la rencontre : la sécurité et la stabilité en Méditerranée occidentale, la coopération économique et l'intégration maghrébine, la coopération dans le domaine social et humain, y compris les problèmes liés à l'immigration, le dialogue des cultures et des civilisations et la nouvelle politique de voisinage de l'Union européenne.
Réuni deux jours seulement après la Conférence euro-méditerranéenne de Naples, ce sommet a apporté la conviction, la détermination de nos pays, à développer leurs relations dans tous les domaines. La France, vous le savez, a joué son rôle et un rôle actif dans ce processus. Elle y tient beaucoup. Elle vient de faire adopter à Naples, en présence des ministres des Affaires étrangères, le principe de coopération renforcée entre l'Union européenne et les trois pays du Maghreb liés à l'Union européenne par des accords d'association : Maroc, Algérie et Tunisie. Ces coopérations renforcées s'inscrivent dans le cadre défini par la Commission européenne elle-même, en faveur d'une politique dite de nouveau voisinage.
La France se réjouit de l'appel des dix Etats membres du dialogue 5 + 5 en faveur d'une plus grande intégration maghrébine, sans ignorer les difficultés politiques qui existent naturellement, comme partout dans le monde, dans la région. Tous les participants ont exprimé leurs souhaits de voir une page se tourner et de voir le Maghreb renforcer des liens de toute nature entre les pays qui le composent. Une plus grande intégration est indispensable pour favoriser le développement économique de la région et pour lui permettre de tirer pleinement parti de son association, toujours plus étroite, qui est destinée à l'être de plus en plus, avec l'Europe.
Je me réjouis également de la proposition tunisienne de créer un Forum méditerranéen de l'investissement. C'est une heureuse initiative car nous voyons bien que l'investissement européen est beaucoup plus fort, sans que ce soit justifié, à l'Est qu'au Sud et il y a là un effort à faire pour traiter une question essentielle pour le développement économique du Maghreb. Je tiens à cet égard à rendre hommage à l'initiative du cercle des économistes français qui a fait sur ce sujet des propositions novatrices ici même, à Tunis, il y a deux ou trois jours.
Ce sommet, enfin, a contribué au rapprochement entre l'Europe et le Maghreb. La France qui a accueilli sur son sol, en 2003, deux réunions des ministres des Affaires étrangères du Dialogue 5 + 5, l'a préparé avec beaucoup d'attention et avec la volonté d'y participer activement. C'est un outil précieux pour rappeler la priorité que l'Europe veut accorder à la Méditerranée et plus particulièrement au Maghreb, à un moment où beaucoup dans le Sud s'interrogent sur l'éventuel désengagement de l'Europe au bénéfice de l'Est européen. J'ai tenu pour ma part à réaffirmer, une fois de plus, que c'était là une inquiétude totalement infondée et que l'engagement européen à l'Est qui est tout à fait historique et légitime n'était pas de nature à remettre en quoi que ce soit en cause l'engagement européen au Sud qui est également dans la nature des choses.
Voilà ce que nous avons fait pendant ces deux jours. Je me réjouis vraiment d'une réunion qui a été tout à fait positive.
QUESTION - Parmi les propositions du cercle économique, il y a deux options sur la question du financement des investissements : soit la création d'une institution, donc d'une banque soit le renforcement des mécanismes existants. Qu'en pensez-vous ?
LE PRÉSIDENT - Nous sommes très ouverts, nous l'avons dit, aux deux solutions. Laissons aux experts des deux parties le soin de faire les propositions les plus efficaces. Mais, a priori, il me semble que le renforcement des mécanismes existants a pour avantage de ne pas à avoir à créer quelque chose de nouveau et donc de nouvelles procédures et de nouvelles habitudes. Mais je le dis avec beaucoup de modération, étant prêt à me rallier à la décision que les experts proposeront et que les chefs d'Etat et de gouvernement adopteront.
QUESTION - Monsieur le Président, avec un peu de recul, quelle analyse feriez-vous de l'interprétation faite de vos propos sur les droits de l'Homme ?
LE PRÉSIDENT - J'ai dit ce que j'avais à dire sur les droits de l'Homme et de surcroît, vous savez, tout mon engagement politique depuis très longtemps ne laisse pas beaucoup de doute sur cette question, ni de prise à la polémique.
QUESTION - Monsieur le Président, avez-vous l'intime conviction que le Sommet 5 + 5 va accélérer, favoriser et approfondir l'intégration des cinq pays de l'UMA ?
LE PRÉSIDENT - J'en ai l'intuition et j'en exprime le souhait. Pour le reste, il appartient à ces pays de faire ce qu'ils estiment devoir faire dans ce domaine mais nous voyons bien que nous sommes dans un monde qui privilégie l'intégration. Partout nous l'observons. C'est vrai en Europe où c'est particulièrement spectaculaire, c'est vrai en Amérique latine, c'est vrai en Asie, c'est vrai en Afrique. Cela ne peut pas ne pas être vrai au Maghreb, selon le vieux principe qui veut que l'union fait la force. Donc je souhaite qu'il y ait un progrès dans ce domaine.
QUESTION - Monsieur le Président, est-ce que l'UMA peut avancer dans le sens souhaité tant que l'Algérie et le Maroc n'ont pas résolu le contentieux du Sahara occidental ? Et deuxième point, et ça, ça n'engage que moi en tant que journaliste, tant que le Colonel KADHAFI aura toujours une attitude aussi imprévisible, incohérente : est-ce qu'on a réussi à résoudre le problème des familles du DC10 d'UTA ?
LE PRÉSIDENT - S'agissant du contentieux qui, vous l'aurez remarqué, ne serait en aucun cas, si je me réfère aux déclarations faites par les chefs d'Etats concernés, être un casus belli entre les deux pays, le règlement de ce contentieux est évidemment souhaitable et exige le débat, la concertation, la discussion. Etant entendu qu'il y a un principe sur lequel je crois personne ne peut revenir, c'est que dans un contentieux de cette nature, aucune solution peut être imposée de l'extérieur à l'une ou l'autre des parties. Cela ne peut être qu'une solution consensuelle.
Vous avez évoqué l'affaire de l'UTA. C'est toujours très compliqué, il faut bien le reconnaître, les relations avec la Libye. Je le dis sans agressivité, chacun le comprend bien. Nous avons beaucoup travaillé depuis deux jours sur ce sujet. Les contacts entre les représentants des familles des victimes du vol UTA et les représentants de la Fondation KADHAFI ont repris. Ils s'étaient interrompus il y a quelques jours et ils ont repris. Honnêtement, j'avais imaginé qu'à l'occasion de cette reprise, une solution pourrait intervenir. Eh bien pour le moment, elle n'est pas intervenue et le règlement définitif de cette douloureuse question n'est pas fait. Croyez bien que je le regrette. Les engagements pris il y a déjà un certain temps et je le rappelle au plus haut niveau de l'Etat libyen, ces engagements doivent être tenus. A défaut, nous devrions en tirer toutes les conclusions. Cela pourrait certainement et malheureusement avoir un effet négatif sur la relance de nos relations bilatérales et par conséquent sur la pleine réintégration de la Libye dans la communauté internationale. Je le déplorerais.
QUESTION - Je reviens sur la question des droits de l'Homme. Est-ce que cette question a été abordée au cours de ce sommet quand on sait que les droits de l'Homme et la question de la liberté de la presse sont sérieusement malmenés dans les trois pays du Maghreb et quand on sait que ces trois pays sont signataires de l'accord d'association dont l'une des clauses leur fait obligation de respecter les droits de l'Homme, la démocratie et le pluralisme ?
LE PRÉSIDENT - Ce sujet a été effectivement non seulement évoqué mais discuté entre nous et intégré dans cette préoccupation qui est celle de tous les participants et qui est le progrès continu vers la démocratie.
QUESTION - Monsieur le Président, le sommet 5+5 a adopté le principe de création, à l'initiative de la Tunisie, d'un Forum pour la promotion des investissements. Est-ce que vous pouvez me dire un peu comment vous entrevoyez ses missions et ses vocations ? Et puis, si vous permettez très rapidement, une autre question géostratégique concernant l'élargissement de l'Europe en mai 2004 à dix pays des pays de l'Est. Bien sûr cet élargissement géographique va susciter un changement de centre de gravité je dirais politique, économique et géostratégique d'une façon plus générale. Dans ce contexte, Monsieur le Président, je voudrais savoir comment va évoluer et quelle place sera vouée au couple franco-allemand ? Quelle est sa place dans la future Europe élargie ? D'autant plus que certains ont évoqué l'hypothèse même d'une forte intégration, certains médias ont même parlé d'un projet d'union, enfin je n'ose même pas prononcer ce mot mais je ne sais pas de quoi il s'agit Monsieur le Président.
LE PRÉSIDENT - Alors tout d'abord, le Forum des investissements. Il y a naturellement beaucoup d'investissements européens au Maghreb mais quand on regarde l'importance des investissements au Maghreb et l'importance des investissements dans les nouveaux pays de l'Est qui vont entrer, les pays candidats et maintenant entrant dans l'Union européenne, on s'aperçoit qu'il y a une grande disparité. Cette disparité ne s'explique pas vraiment. Elle doit être corrigée. Il n'y a pas de raison qui justifie cette disparité, aucune raison économique, sociale, politique qui justifie cette disparité. Il y a donc un espèce de mouvement spontané des investisseurs qui vont plus volontiers à l'Est qu'au Sud et s'ils le font pour un certain nombre de raison. Au fond, c'est peut-être parce qu'ils connaissent mieux l'Est que le Sud. Par conséquent, l'idée du Président BEN ALI, c'était de dire il faut que ces gens puissent parler ensemble. Tous les gens qui ont une raison d'intervenir dans l'acte d'investir, doivent être peut-être mieux éclairés, rassurés s'ils sont inquiets, encouragés s'ils sont volontaires, etc. Et pour cela, il faut qu'ils puissent se parler et notamment se parler entre eux. D'où l'idée de ce Forum et je crois que c'est une excellente idée. En tous les cas, elle ne peut avoir que des résultats positifs et le Sommet l'a donc adoptée.
Vous avez évoqué le déplacement du centre de gravité vers l'Est. Je l'ai évoqué rapidement tout à l'heure, comme je l'ai évoqué hier en parlant à des élèves tunisiens et français parce que je sais que c'est une vraie inquiétude qui est exprimée au sud. Est-ce que l'élargissement à l'Est ne va pas transférer le centre de gravité et l'éloigner du Sud et est-ce que cela n'aura pas pour conséquence d'éloigner également l'intérêt de l'Union européenne pour le Sud et au profit de l'Est ?
Ce débat a existé, il s'est développé en particulier il y a quelques années, lorsqu'on a arrêté les masses financières pour les périodes à venir qui seraient affectées au Sud et à l'Est. C'est vrai qu'il y a eu débat entre nous, il y avait ceux qui, plus sensibles à l'Est, souhaitaient il y ait une priorité plus ou moins importante donnée à l'Est en terme d'investissements et de coopération et d'aide, de redistribution des fonds, les fonds structurels et puis ceux qui défendaient le Sud et qui défendaient, par conséquent, une sorte de statut quo qui était 50/50. Ce débat a été un vrai débat approfondi et finalement les défenseurs du Sud, c'est-à-dire que la décision qui a été prise et qui est maintenant la règle, c'est environ 50/50. Même participation, en dehors de l'élargissement, à l'Est qu'au Sud. C'est le principe naturellement mais si je le souligne, c'est simplement pour vous dire que quelles que soient les tentations ou les évolutions, il y a une vraie détermination des Etats du sud de l'Europe, notamment ceux qui étaient présents ici aujourd'hui à Tunis pour que la priorité au Sud ne soit pas diminuée ou mise en cause par l'élargissement à l'Est. Vous pouvez compter sur les Etats du sud de l'Europe et notamment je le répète sur ceux qui étaient présents aujourd'hui à Tunis pour s'assurer qu'il n'y aura pas à cet égard de dérive.
Dernier point, je peux vous dire que l'axe ou l'accord franco-allemand est essentiel à la construction européenne car toute notre histoire démontre que lorsque la France et l'Allemagne s'entendent, l'Europe progresse et lorsqu'elles ne s'entendent pas, cela s'arrête. C'est comme ça, ce n'est pas la volonté d'hégémonisme, de puissance, c'est un problème je dirais presque mécanique. Dans ce domaine, et s'agissant du Sud, nos amis allemands sont tout à fait convaincus par la conviction française que le Sud doit avoir la même place que l'Est. De ce point de vue, nous n'avons pas de difficulté ou de contestations avec nos amis allemands.
QUESTION - J'aimerais bien avoir une petite clarification sur la question de la Libye parce qu'hier, le Président de la Commission européenne, M. Romano PRODI, a dit que l'Europe est prête à ouvrir de nouvelles relations avec la Libye. Je demande si ce que vous venez de dire signifie que vous ne partagez pas cet avis ou peut-être que c'est mon interprétation qui n'est pas correcte ?
LE PRÉSIDENT - Premièrement, nous sommes tout à fait d'accord avec la déclaration du Président de la Commission, M. Romano PRODI et tout à fait désireux de voir la Libye réintégrer complètement la communauté internationale. Notamment, nous sommes particulièrement attachés à retrouver avec la Libye des relations normales, ceci ne fait absolument aucun doute dans notre esprit. Il n'en reste pas moins que nous avons un problème spécifique que j'ai évoqué tout à l'heure et sur lequel je ne reviendrai pas dont la solution ne peut pas ne pas avoir de conséquence sur notre propre comportement.
QUESTION - Monsieur le Président, vous avez profité de ce sommet pour rencontrer hier SIlvio BERLUSCONI. Est-ce que vous avez le sentiment, avant le sommet de la semaine prochaine, que les choses avancent pour que l'Europe puisse fonctionner à vingt-cinq ?
LE PRÉSIDENT - Elles avancent, ça, ça ne fait aucun doute. Le problème est de savoir si elles avancent dans la bonne direction. Vous savez très bien que dès que l'on remet en cause des institutions, chacun veut en profiter pour régler un problème, souvent de politique intérieure. C'est naturel, réaction spontanément humaine. Le problème c'est que la somme de ces desiderata est à l'évidence incohérente et surtout incompatible avec une certaine vision de l'Europe et de son progrès, vision qui, incontestablement, a été bien définie après seize mois de travaux par la Convention. Je note d'ailleurs qu'hier ou avant-hier, à l'initiative du Président GISCARD D'ESTAING, tous les parlementaires qui avaient participé à la Convention, quelle que soit leur appartenance politique, se sont réunis et ont à l'unanimité indiqué clairement que toute mise en cause de l'architecture de la Convention était contraire à l'intérêt général de l'Europe et à une certaine vision de l'Europe. Ce dont je suis convaincu.
Je me suis trouvé avec M. BERLUSCONI en parfaite cohérence car sa conviction est également la même. D'ailleurs, vous noterez que les pays fondateurs qui sont ceux qui ont la plus grande expérience et la culture européenne la plus élaborée, la plus ancienne -ils ne sont pas plus intelligents naturellement mais ils ont une longue expérience et une culture européenne forcément plus importante que les nouveaux arrivants- sur ces points, quels que soient leurs intérêts propres, les six pays fondateurs ont la même position, c'est-à-dire que l'architecture proposée par la Convention est un ensemble conforme à notre idée de l'Europe et à notre vision de l'Europe de demain et qu'il serait sage de ne pas la remettre en cause.
QUESTION - Monsieur le Président, ma question porte sur l'affaire « Executive Life ». Est-ce que vous jugez encore possible aujourd'hui un accord avec la justice américaine et vous êtes-vous opposé au compromis qui était proposé ?
LE PRÉSIDENT - Non. Ce contentieux « Executife Life » est une affaire qui n'a pas lieu d'être longuement débattue en Tunisie. Mais vous me posez la question. C'est un contentieux très complexe qui vient de placements faits par le Crédit lyonnais en Californie au début des années 90. Le gouvernement actuel a hérité de cette situation lorsqu'il a pris ses fonctions. La position des pouvoirs publics a été et elle restera constante. Cette position consiste à défendre les intérêts financiers de l'Etat et les intérêts des contribuables français. C'est le seul critère qui puisse être retenu. J'ajoute que dans les décisions qu'il prend, souverainement, le gouvernement a tout mon appui pour continuer à agir dans cet esprit, guidé par le seul souci de l'intérêt général.
Je vous remercie.
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