Rochefort - Charente maritime , lundi 10 juillet 1995.
Chers amis,
Le Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres a vingt ans. C'est un bel âge pour une institution administrative, et c'est très peu : quand il s'agit du littoral et de la mer, les efforts de l'État se mesurent en siècles. Tels nos chênes de la foret de Tronçay plantés par Colbert pour servir les besoins du XXe siècle. Le site de Rochefort, choisi pour célébrer le 20e anniversaire du Conservatoire du littoral illustre les atouts de notre pays, tourné vers la mer, mer dont les hommes ont toujours su tirer profit. Le littoral et son accès au grand large touchent à des enjeux essentiels qui concernent la collectivité tout entière et qui dépassent les intérêts immédiats et les considérations du court terme.
Je suis heureux de le dire ici, dans cette Corderie royale de Rochefort, qui témoigne de ce que l'État est capable d'accomplir de meilleur, lorsqu'il exprime une volonté. La Corderie royale ne serait pas ce qu'elle est si le Conservatoire du littoral n'avait pas contribué à son renouveau. Et c'est avec fierté que je mesure le travail accompli par le Conservatoire créé, à l'initiative du Gouvernement que je dirigeais à l'époque, par la Loi du 10 juillet 1975.
Cette loi faisait naître de grands espoirs. Sa mise en oeuvre s'est traduite par de grandes réalisations. Grâce à elle, appartiennent désormais à notre patrimoine des sites comme la Pointe du Raz, la côte des Agriates en Corse, les îles du Salut en Guyane, la Calanque de Port Miou, les lieux du Débarquement en Normandie, le Marquenterre en Baie de Somme, ou l'Anse des Cascades à la Réunion... Et j'ajouterai deux acquisitions qui me sont chères : Port Dieu, au bord du lac de Bort-les-Orgues en Corrèze, et le domaine du Rayol qui évoque pour moi tant de souvenirs d'enfance. Les acquisitions du Conservatoire préservent notre histoire, notre identité.
Mais c'est aussi notre avenir, et ce sont des emplois. Près de 350 sites, 45 000 hectares et plus de 620 kilomètres de rivages sont désormais soustraits à la pression de l'urbanisation, réhabilités, ouverts au public. Cela représente 10 % de notre linéaire côtier acquis en 20 ans. La pression de l'homme sur cette bande fragile où se rejoignent la terre et la mer ne pouvait plus être contenue par des lois et des règlements. Il fallait une politique active. Il fallait un outil d'acquisition. Il fallait réconcilier les exigences de la conservation et du développement, et pour cela imaginer de nouvelles relations entre l'environnement et l'économie. Cette ambition, le Conservatoire l'incarne, fort du soutien des parlementaires, des élus régionaux et départementaux membres de son Conseil d'administration, et de tous ceux qui participent aux Conseils de rivage. Le Conservatoire a prouvé sa capacité d'écoute et de persuasion. Il a su convaincre les conseils municipaux que le développement de leur commune ne passait pas nécessairement par la construction désordonnée d'équipements touristiques.
Le Conservatoire a signé en 20 ans plus de 3 000 actes d'acquisition. Deux fois seulement, il a dû passer outre l'opposition communale. Les expropriations, ne représentent qu'une part infime des acquisitions. De là résultent le crédit dont il bénéficie et le soutien que lui manifeste l'opinion publique. De nombreux Français lui apportent spontanément leurs dons en argent ou en terrains. Les grandes entreprises, elles-mêmes, en font un partenaire de leurs actions de mécénat. Cette direction est la bonne et je souhaite que l'on aille encore plus loin. Il faut donner au Conservatoire des moyens financiers assurés d'une plus grande stabilité. Une réflexion est en cours à ce sujet. Je veillerai à ce qu'elle permette de dégager des solutions à moyen terme permettant de conduire, dans la continuité, les actions d'acquisition et de préservation des zones littorales.
J'ai demandé que l'on examine en particulier les possibilités d'extension aux espaces naturels du littoral de la dation en paiement des droits de succession. Il faudra également renforcer la solidarité entre collectivités locales, afin de favoriser la prise en compte de la protection de l'environnement dans les décisions publiques d'aménagement. L'action du Conservatoire est particulièrement précieuse par l'aide qu'il apporte aux collectivités pour réunir les moyens financiers et les outils nécessaires à l'entretien des espaces littoraux. Ces progrès, le Conservatoire les a accomplis avec peu de moyens. À ce titre, il est aussi une réussite administrative. Son équipe technique se limite à une quarantaine de collaborateurs, et il ne consacre à son fonctionnement que 10 % de son budget. Bel exemple pour l'ensemble de nos administrations ! Mais le Conservatoire est surtout une réussite parce qu'il a su mettre l'environnement au service de l'emploi. Les gardes, les animateurs que les collectivités locales et les associations ont mis en place sur le terrain, en assurent la surveillance, y dirigent les travaux, y accueillent les visiteurs. Ils montrent ainsi ce que peut devenir une véritable politique de l'environnement au service de l'homme.
La protection de la nature en général, et du littoral en particulier, ne doit jamais perdre de vue la cause de l'emploi. À quoi servirait d'ailleurs de conserver, si l'on ne conservait que des déserts, sans perspective ni avenir ? La nature a besoin de l'homme. Un homme actif, un homme au travail. Car la nature, dans un pays aussi anciennement peuplé que le nôtre, c'est aussi une culture, ce sont des métiers. Il y a aujourd'hui plus d'agriculteurs, de vignerons, de saliculteurs sur les domaines du Conservatoire qu'il n'y en avait lorsqu'il les a acquis : bel exemple de politique moderne de l'emploi ! Je tiens aussi à mentionner les initiatives prises, ces dernières années en liaison avec les gestionnaires de sites et les associations d'insertion, pour employer des chômeurs de longue durée. Plus de 700 contrats ont été signés en trois ans, ce qui représente, compte tenu de la taille de l'établissement, un effort remarquable. Le programme pour l'emploi que met en place le gouvernement ouvre des possibilités nouvelles. Je compte sur vous tous pour amplifier et développer cet effort. L'environnement, à travers la gestion de la nature, les technologies nouvelles qui y sont associées et ce que l'on appelle désormais les éco-industries, constitue un domaine privilégié pour la création de nouveaux emplois. Mme Corinne LEPAGE, ministre de l'Environnement, vient de présenter devant le conseil des ministres les actions qu'elle propose dans cette perspective.
L'emploi suppose en effet la mobilisation de toutes les énergies. Dans le prolongement des " emplois verts " aidés par l'État qui permettent de créer des emplois d'insertion dans les collectivités locales et les associations, il convient de renforcer les associations gérant des sites naturels, comme les marais tout proches confiés à la Ligue pour la protection des oiseaux, et de développer le contenu en emplois des travaux publics liés à l'environnement. D'autres mesures seront présentées à l'automne dans le cadre d'un Comité interministériel pour le développement de l'emploi consacré aux secteurs de l'environnement. L'écologie n'est pas opposée à l'économie. Elle en est désormais une dimension à part entière. Au-delà des emplois directement créés au service de l'environnement, la protection des espaces et des milieux naturels favorise le développement d'activités rentables. Le tourisme, dans cette région atlantique, en offre un bel exemple. Tout comme la pêche qui ne saurait s'accommoder de comportements agressifs à l'égard des ressources naturelles. Ou l'agriculture qui participe aussi d'un certain art de vivre.
En définitive, c'est l'équilibre de l'aménagement du territoire qui en dépend. Ainsi que la qualité de notre tissu social, rural bien sûr, mais aussi urbain, tant il est vrai que l'environnement participe d'un projet de société. L'imagination dont a fait preuve le Conservatoire nous est précieuse. Sa réussite suscite l'intérêt dans le monde. Son expérience mérite d'être exportée. Les liens qu'il a sus créer avec les pays européens au sein du réseau Eurosite ont contribué au développement d'une véritable coopération internationale autour des mers, au bénéfice de la France et de l'Europe. C'est sans doute en Méditerranée que cette coopération est la plus utile.
La pression touristique qui s'y exerce constitue un risque pour les sites et les paysages qui ont vu naître tant de cultures. S'il est un lieu où la solidarité est nécessaire, s'il est un thème sur lequel elle doit s'exercer, c'est bien la préservation de ce patrimoine maritime qui nous est commun. La création en Tunisie d'une Agence du littoral, inspirée de notre Conservatoire, sous l'impulsion de M. MLIKA, ministre de l'Environnement, qui nous fait l'amitié d'être ici, témoigne de l'intérêt de ces échanges. Je souhaite que les contacts prometteurs établis avec d'autres pays permettent de faire progresser ce bel exemple de la diplomatie de l'environnement.
Le Conservatoire travaille à l'élaboration d'une stratégie à long terme permettant de parachever l'oeuvre entreprise. Des espaces naturels de notre façade maritime sont menacés, parfois par des projets d'urbanisation, parfois simplement par l'abandon. L'action foncière doit se poursuivre si l'on veut garantir, sauvegarder, mettre en valeur l'ensemble de notre territoire. Pour cela, la " loi littoral ", qui organise l'équilibre entre les impératifs de protection et d'aménagement, doit être rigoureusement appliquée. N'oublions pas que l'oeuvre accomplie pour préserver nos espaces naturels et prévenir les menaces que font peser les activités humaines sur un milieu fragile comme le littoral, constitue une chance pour notre développement économique.
C'est vrai du tourisme qui contribue à nos excédents extérieurs et comporte un formidable potentiel d'emplois. Bien souvent situé dans des lieux où les secteurs traditionnels, l'agriculture et l'industrie sont en phase de restructuration, le tourisme diffuse sur notre territoire un souffle de vie qui irrigue le tissu local et permet le maintien des commerçants et des artisans si essentiels à l'équilibre de notre société. M. RAFFARIN, ministre des Petites et moyennes entreprises et de l'artisanat le sait bien, lui qui vient de présenter au conseil des ministres un premier volet d'actions en faveur de l'artisanat. Milieu fragile, mais aussi milieu riche d'activités multiples, le littoral est une porte sur la mer. Tout naturellement, la politique du littoral conduit à évoquer la politique maritime dans son ensemble. De tout temps, l'espace maritime a représenté un enjeu essentiel pour l'Etat. La mer fait partie de la France. C'est sur nos côtes et c'est en mer que le salut de la patrie s'est joué si souvent ! Les Vénètes, ultimes recours de l'indépendance gauloise, étaient des marins. Des marins aussi, Dugay-Trouin, La Motte-Picquet, Surcouf, qui donnèrent tant de victoires à la France. Des marins, encore, les hommes de l'île de Sein qui, les tout premiers, incarnèrent le refus et l'honneur. Aujourd'hui comme hier, notre avenir se joue aussi au large.
L'identité de la France est indissociable de la mer, "la mer si redoutée et si désirée des peuples, la mer qui sépare les nations mais leur permet de se joindre, la mer par où les pires dangers peuvent menacer les Etats mais sans laquelle il n'est point de grandeur", selon la belle formule du Général de Gaulle. La France est riche de 5 500 km de côtes qui, grâce à ses départements et territoires d'outre-mer, nous donnent accès à tous les océans. Mais ce constat ne suffit pas pour prendre la vraie mesure de cet atout exceptionnel - "ces poussières d'îles" dont parle Césaire. La mer est le lieu où des milliers de pêcheurs exercent leur métier. La mer fait partie du cadre de vie d'un tiers des Français. Mais elle est beaucoup plus que cela. Elle est la principale voie de nos approvisionnements et de nos exportations, un enjeu majeur pour notre défense, un inégalable réservoir de matières premières et de richesses.
Elle est surtout l'expression parfaite de la politique de grandeur qui fait la vocation de la France. Parce qu'elle est seule à s'ouvrir sur quatre mers, au finistère de l'Europe, au carrefour des continents, la France a depuis toujours le destin d'une grande puissance maritime, qui suppose une politique inspirée au plus haut niveau de l'Etat. C'est vrai, la France n'a pas toujours été fidèle à cette vocation.
Eh bien, le moment est venu de retrouver une grande ambition maritime. Celle-ci doit être affirmée dans tous les domaines d'activité liés à la mer : l'aménagement et la protection du littoral, bien sûr, la marine nationale, la surveillance de nos côtes et la lutte contre la pollution marine, la recherche océanographique, le tourisme et la navigation de plaisance, mais aussi la pêche, la conchyliculture si importante dans ce département, la marine marchande et les ports, la construction navale. Ces domaines d'activité sont indissociables.
La vision de notre politique maritime ne peut être que globale. Est-il meilleur symbole de ces solidarités que celui de la Société nationale de sauvetage en mer, qui oeuvre avec ses bénévoles tout au long de l'année pour assurer sans relâche le long de nos côtes une sécurité des personnes bien rarement mise en défaut. Héritière d'une tradition plus que séculaire, chargée d'un long passé de courage et de dévouement, la SNSM n'a jamais eu de difficulté pour recruter ses sauveteurs bénévoles, toujours prêts à appareiller dans le mauvais temps. Cette solidarité qui unit les gens de mer provient des risques affrontés, des dangers surmontés, mais aussi de l'immensité partagée... Il nous faut l'entretenir et la faire vivre. L'Etat et les collectivités contribuent déjà à l'équipement des sauveteurs, mais rien ne saurait remplacer le soutien moral et financier de tous ceux qui, un jour ou l'autre, ont pris ou vont prendre le large.
Comment ne pas percevoir également cette solidarité entre les marins pêcheurs, qui vivent des ressources de la mer, et les chercheurs qui, sans cesse, tentent d'améliorer les conditions halieutiques, la lutte contre la pollution en mer, le renouvellement des espèces, leur protection à long terme. Nous devons développer la recherche vers les secteurs qui vivent de l'exploitation des mers, en conciliant les progrès en matière d'environnement et les avancées techniques et industrielles. Là encore, il n'y a pas antinomie, mais complémentarité. Le secteur de la pêche traverse une crise grave, d'autant plus durement ressentie qu'elle s'accompagne, chez les marins pêcheurs et l'ensemble des gens de mer, du sentiment que leurs attentes ne sont pas prises en compte. Cette situation ne peut pas, ne doit pas perdurer. D'ores et déjà, il y a prise de conscience de la nécessité de gérer la ressource et d'organiser la filière. Il est urgent de dégager, pour l'ensemble du secteur, un "nouvel horizon" qui garantisse l'avenir de nos ports et la dignité des hommes et des femmes qui vivent de la mer.
S'il est nécessaire de protéger la ressource, s'il est clair que certains procédés doivent être proscrits, nous ne saurions cependant renoncer aux progrès des techniques ni à la recherche d'une meilleure compétitivité. Des organismes, comme l'IFREMER, dont la compétence et l'objectivité scientifique sont reconnus par tous, doivent éclairer les décisions des autorités européennes. Mais pour que la France reste un grand pays producteur de poissons frais, et c'est une nécessité, il faut que l'ensemble de la filière gagne en transparence et en qualité de produits. C'est ainsi que chacun des acteurs de la filière pourra obtenir une juste rémunération de son travail. Dernier exemple pour illustrer la complémentarité entre les différents secteurs maritimes : la marine marchande.
Aucune grande nation économique ne peut se passer de la maîtrise du transport maritime. Nous le constatons aujourd'hui au Danemark, au Japon, en Corée, où se constituent des groupes intégrés contrôlant l'ensemble de la chaîne du transport, depuis la construction du navire jusqu'au chargement, et à l'acheminement de la cargaison. Qu'adviendrait-il de notre capacité exportatrice, de notre compétitivité, si nous renoncions à notre marine marchande au moment même où le transport est une composante de plus en plus essentielle du prix de revient des produits ? En vingt ans, la flotte marchande française est passée de la 5e à la 28e place mondiale. Ce recul est lourd de conséquences. Et celles qui pèsent sur nos emplois ne sont pas les moindres. Mais il n'y a pas de fatalité du déclin : il faut inverser le cours des choses. L'Etat doit accompagner les efforts de compétitivité accomplis par nos ports et nos armements. Il importe aussi que l'action de l'Union européenne ne se limite pas à la mise en oeuvre d'une stricte politique de concurrence entre Européens, alors que la compétition est mondiale. Il est capital que notre continent s'organise pour faire face à une concurrence internationale particulièrement agressive, avivée par la surcapacité mondiale de transports et de construction navale, et les écarts de conditions sociales et monétaires qui faussent les règles du marché. Le savoir-faire français est reconnu. Nous excellons dans le domaine de la haute technologie. Et nos chantiers navals ont un avenir devant eux, s'ils savent trouver les moyens de la compétitivité et développer la coopération entre les arsenaux civils et militaires.
Mais au-delà de ces enjeux, je tiens à souligner la nécessité de maîtriser l'ensemble de la chaîne intégrant les accès terrestres, la logistique associée, les infrastructures et le fonctionnement de nos ports. Leur modernisation et leur restructuration sont en voie d'achèvement.
Une mission vient d'être décidée par le ministre de l'Aménagement du territoire, de l'équipement et des transports, afin d'améliorer les performances de nos ports. Je souhaite que cette mission permette de renforcer la compétitivité de nos installations portuaires, et par là même de l'ensemble de notre économie. Les régions maritimes l'ont bien compris : c'est en articulant l'ensemble des maillons de la chaîne qu'elles pourront recueillir les fruits d'une politique maritime d'ensemble qui ne néglige aucun atout, aucun secteur porteur d'emploi et d'équilibre pour notre territoire. J'ai bien conscience de n'avoir qu'effleuré les domaines concourant à l'expression de notre ambition maritime. Je voudrais conclure, en rappelant, comme le chevalier de Razilly qui inspira la politique de Richelieu, que "celui qui commande sur la mer possède un grand pouvoir sur la terre".
La mer ne doit pas être séparée du littoral ; elle ne doit pas davantage être séparée de la terre. La politique maritime forme un tout ; elle a sa place dans notre projet pour la France : le rayonnement de notre pays, sa richesse et sa souveraineté, sont liés à sa présence sur les mers.
C'est de notre indépendance, de la grandeur de la France et de l'emploi de ses hommes qu'il s'agit.
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