Discours prononcé par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion du bicentenaire de l'Institut de France.

Discours prononcé par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion du bicentenaire de l'Institut de France.

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La Sorbonne, Paris mardi 10 octobre 1995

Monsieur le Président, Monsieur le Chancelier, Messieurs les Secrétaires perpétuels, Mesdames et Messieurs les membres de l'Institut, Mesdames et Messieurs

Ces dernières années ont été riches en célébrations autour du thème de la Révolution française. Derrière l'hommage rendu aux valeurs républicaines, surgissait aussi le souvenir d'heures plus sombres, inséparables des grandes fractures de l'Histoire. Rien de tel aujourd'hui. C'est le meilleur de l'Homme, l'intelligence, la création, le goût de découvrir, l'exigence éthique qui nous réunissent ce soir en Sorbonne. C'est dire l'esprit d'ouverture, de concorde et de paix. C'est pourquoi je suis honoré, Monsieur le président, de présider, avec vous ce soir cette cérémonie. J'en suis heureux en tant que "protecteur" de l'Institut, ayant pour mission de veiller sur votre illustre assemblée, titre dont je m'enorgueillis. J'en suis heureux, aussi, parce qu'à travers ma personne, ce sont en réalité tous les Français qui sont associés à ce Bicentenaire, à ce moment de mémoire, ce qui est justice, tant sont forts et anciens les liens de l'Institut et de la Nation.

L'Institut de France, qui est à ma connaissance unique au monde, remonte loin dans le temps, bien au-delà de ces deux siècles d'existence qui nous rassemblent aujourd'hui. Fils des anciens et des modernes, héritier des académies royales mais résolument porteur de l'esprit de progrès, il est, depuis sa fondation, l'une des plus fortes expressions du génie français. Le moment où, dans un pays, les intelligences et les talents se réunissent, pour former des académies, sociétés savantes, groupes de réflexion, capables de penser leur propre culture et leur propre histoire, est une étape importante sur la voie du rayonnement intellectuel et spirituel, en un mot de la civilisation. Cela va de pair, en général, avec un approfondissement de l'idée de nation et un renforcement de l'État. Seule, en effet, une nation qui se conçoit comme une et rassemblée autour d'un passé, d'une langue, de valeurs partagées, peut donner naissance à des institutions qui se veulent gardiens, garants, références, modèles. Il y a alors rencontre entre l'enjeu politique, au sens de vie de la cité, et l'enjeu culturel. Il n'est pas étonnant que ce soit Richelieu, ce passionné de France et d'État, qui ait fondé, en 1635, l'Académie française. Treize ans plus tard, en 1648, naissait l'Académie royale de peinture et de sculpture. Puis l'Académie des sciences, en 1699. L'Académie des inscriptions et médailles, en 1701. L'Académie des sciences morales et politiques viendra plus tard, en 1795, avec l'Institut lui-même dont elle forme la deuxième section.
Si j'excepte cette dernière assemblée, il n'aura fallu que trois quarts de siècle, sous l'ancien régime, pour que la pensée et la création se donnent les moyens de leur existence et de leur influence. Les différentes académies n'étaient pas encore fédérées. Un petit conseil d'humanistes qu'il réunissait pour en recevoir les avis, avait, certes, inspiré à Colbert un grand projet de cette nature, une " Académie générale des lettres et des sciences ". Si elle ne vit jamais le jour, l'idée, elle, ne pouvait pas mourir. Bien au contraire. Ce projet en forme d'ambition est au coeur du XVIIIe siècle, celui de Montesquieu et de Buffon, de Diderot et de Voltaire. C'est en réalité l'esprit même de l'" Encyclopédie ". Tous ceux qui ont incarné cet esprit n'étaient pas seulement des lettrés. Les uns s'étaient faits les historiens des événements et des institutions du passé, les critiques des conceptions religieuses, philosophiques et politiques. Les autres avaient cultivé les sciences mathématiques, physiques ou naturelles. Ils en avaient répandu le goût. Ils en avaient exposé les méthodes, ils en avaient popularisé les découvertes. La curiosité était partout en éveil. Dans ce paysage intellectuel, il était évident qu'un même esprit devait présider à toutes les recherches. On avait cette intuition puissante qu'une assemblée devait fédérer les talents. On éprouvait le besoin d'une instance au sein de laquelle se réaliseraient cette coordination des efforts, cette collaboration des intelligences les mieux douées. Ce désir serait pleinement satisfait le jour où quelque grand vent balaierait l'ordre ancien : la Révolution donna le signal des nécessaires reconstructions. Et certes, ces académies royales où siégeaient les Grands et qui, disait-on, portaient " l'empreinte du despotisme ", l'opinion n'était pas des mieux disposée à leur égard. On les somma de se réformer, d'adopter des statuts qui fussent conformes au nouvel ordre des choses. On ébaucha mille projets. Tous traduisaient, chacun à sa manière, la conception qui devait, quelques années plus tard, présider à la fondation de l'Institut. Du passé, l'on fit " table rase ". Puis l'on prit date. La Convention exécutait d'un geste, comme par le tranchant du couperet, des compagnies illustres qui avaient derrière elles un long passé de travail et jouissaient d'une renommée certaine. Elle proclamait dans le même temps son intention de les remplacer, de créer un corps savant qui eût leurs vertus sans avoir disait-elle, leurs défauts. La Terreur se déchaînant, il ne fut plus, un temps, question d'arts, de sciences ou de lettres. L'orage passé, l'on vit renaître la pensée chère aux hommes de 1789. Daunou était l'un d'eux, qui inspira la Constitution de l'An III quand elle créait un " Institut chargé, pour toute la République, de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences ". C'est lui enfin qui élabora cette grande loi fondatrice du 3 brumaire An IV, c'est-à-dire du 25 octobre 1795, qui marque véritablement la naissance de l'Institut de France, en précise les missions, l'organisation, le fonctionnement, et dont le bicentenaire nous réunit aujourd'hui.


C'était il y a deux siècles. On peut certes sourire des quelques vers par lesquels Colin d'Harleville saluait cette naissance, allégorie dans le goût de l'époque, tout empreinte d'emphase et d'ingénuité. On y voit tour à tour, je cite, " la science et les arts se chercher, algèbre et poésie enfin se rapprocher, et, pour dire encore plus, la fière astronomie à l'humble botanique offrir sa main amie ". Elle est évidemment plaisante aujourd'hui, cette ronde enjouée des muses. Comment pourtant ne pas se sentir profondément touché par l'enthousiasme sincère, l'élan généreux, l'ardente foi dans le progrès que le poète a traduits ici, avec les mots et les métaphores du temps ? Comment ne pas admirer ces hommes qui, au sortir de si cruelles épreuves, n'avaient qu'une ambition : redonner toute leur place à la science et à la pensée ? Très vite, l'Institut acquit une telle renommée, en France et en Europe, que personne n'osa plus y toucher. Bonaparte, seul, s'y risqua. Bonaparte, lui-même membre de l'Institut depuis sa campagne d'Égypte, et grand admirateur de votre Compagnie. Bonaparte, Mesdames et Messieurs, qui vous habilla de vert puis vous logea au Palais Mazarin. Bonaparte que gênaient les " sciences morales et politiques " au point de les supprimer en 1803. Éclipse éphémère puisque Louis-Philippe les rétablit en 1832. En réalité, l'Institut aura traversé ces deux siècles sans être affecté par les remous de l'Histoire. La tradition se sera perpétuée. Une même exigence, incarnée par des générations successives, aura présidé à vos travaux. Mesdames et Messieurs, cette cérémonie le montre, le souffle originel est là, toujours, et aussi le coeur et aussi l'esprit. C'est pourquoi l'Institut de France reste porteur des mêmes espoirs qu'il y a deux siècles.
Comme jadis, il est cette " extraordinaire encyclopédie vivante ", chère à Daunou. Comme jadis, il reste ce creuset du talent et du savoir, cette exceptionnelle concentration de beaux esprits, cette source d'inspiration apte, conformément à sa vocation, à " susciter et favoriser tous les efforts de la pensée ". Vos prédécesseurs, depuis deux siècles et bien au-delà, -Pasteur, Bergson, Valéry, Mauriac, Claudel, Delacroix, Berlioz, Champollion, Carnot, Monge, Michelet, et tant d'autres - que l'on ne peut citer, Mesdames et Messieurs. À quelques rares exceptions, les noms les plus éminents de la pensée, des lettres, des arts et des sciences auront siégé parmi vous. Trente Prix Nobel, et plus, sans doute, si le Nobel lui-même avait fêté son bicentenaire. C'est, écrivait l'un des vôtres, Pierre Gaxotte, que " l'Institut porte en lui, ce quelque chose d'indéfinissable qui fait que dans toutes les branches du savoir, de l'éloquence, du talent, de la politique, les hommes parvenus au plus haut de leur carrière continuent de voir en lui le suprême honneur ". Comme hier, un fauteuil à l'Institut constitue l'une des plus hautes distinctions auxquelles puissent prétendre un écrivain, un savant ou un artiste, français et étranger ainsi qu'en témoigne la présence parmi vous, et je les salue amicalement, de vos membres associés. Bien sûr, tous ces hommes et toutes ces femmes qui se seront succédés à l'Institut, auront inégalement marqué les mémoires. Qui était donc ce Van Spoendonck qui siégea à l'Académie des beaux-arts, juste aux côtés du célèbre David ? Oui, si tous ne sont pas passés à la postérité, tous ont pourtant continué la longue chaîne des traditions académiques. C'est peut-être cela, aussi, l'" immortalité ". L'" habit vert " endossé, il n'est pas question, en effet, de se reposer sur ses lauriers. Tout de suite, l'impétrant est mis à contribution. Ici, l'esprit sans cesse en mouvement, on dispute, on imagine. On extrapole, on dose, on apprécie. On évoque et on confronte. C'est cette vie intellectuelle intense qui fonde le rôle de conseil qu'assure l'Institut auprès de ceux qui gouvernent la France. Dans cette mission de conseil au gouvernement, et quant au traitement qui vous est alloué - je sais qu'il vous arrive parfois d'en parler, que c'est même devenu entre vous un sujet de plaisanterie - le Directoire ne se montra, c'est vrai, guère généreux. Mais l'oeuvre accomplie n'en a pas été moins remarquable. Le système métrique, c'est déjà l'Institut. L'Institut encore, et dans un tout autre domaine, cette enquête pionnière de Villermé sur la condition ouvrière et qui laissait entrevoir, dès le milieu du siècle dernier, ce que serait la législation sociale moderne. Et tant d'autres études, et tant d'autres rapports, venus enrichir la vie quotidienne des Français, développer notre industrie, assurer la prospérité de notre économie. C'est l'Institut aussi que l'on consulte, quand on évoque en France les questions d'enseignement, la francophonie, la politique spatiale, la sauvegarde de notre patrimoine culturel, l'environnement ou bien encore la bioéthique. C'est l'Institut toujours que l'on consulte sur les questions relatives à notre haut enseignement. C'est à lui qu'incombe la direction culturelle et artistique de ces grands établissements : les Écoles françaises d'Athènes, de Rome et d'Extrême-Orient, la Casa de Velasquez, les Instituts archéologiques du Caire et de Jérusalem, tous ces fleurons qui font rayonner dans le monde notre culture et notre civilisation. L'Institut, c'est aussi l'un des tout premiers patrimoines artistiques français et c'est enfin cette importante action de mécénat, conduite grâce aux nombreux legs et donations reçus des particuliers, ces sommes désormais considérables dont l'Institut de France s'attache à être le diligent et consciencieux dispensateur.

L'Institut de France, c'est tout cela et c'est bien plus. On ne peut, ici non plus, prétendre à l'exhaustivité ; juste donner un aperçu de l'oeuvre accomplie, qui est grande. L'Institut a contribué à l'accroissement continu des connaissances, au formidable élargissement du champ du savoir qui ont marqué ces deux siècles, et le nôtre en particulier. Toujours en prise sur son temps. Toujours soucieux de répondre aux grandes questions de demain. Toujours avide d'envisager l'avenir à la lumière des valeurs dont il est le gardien vigilant. Ce n'est pas un hasard si ce 200e anniversaire qui nous rassemble aujourd'hui, l'Institut a souhaité le placer sous le signe d'une vaste réflexion prospective. L'école en France, et l'accès, toujours inégal, au savoir et plus encore aux disciplines de la sensibilité. Le sort fait aux " humanités ". La responsabilité du chercheur devant sa découverte. Les problèmes démographiques et le développement. Le rôle social de l'écrivain. L'Institut et sa place dans la cité. Ces grands enjeux, et bien d'autres encore, auront été, en ce bicentenaire, autant de champs ouverts à votre réflexion. Une fois encore, vous tracez le chemin.


Ainsi, au long des siècles, l'Institut aura-t-il vu grandir et s'affermir son autorité. Ce qui entre d'abord dans cet immense prestige dont il jouit, en France et dans le monde, c'est la vision toujours moderne, toujours actuelle de ceux qui l'ont fondé. C'est bien sûr la haute valeur des femmes et des hommes qui l'ont composé. C'est aussi l'intérêt des recherches et des études auxquelles il a présidé. C'est enfin le fait que, dans cette société française qui, en deux siècles, aura vu sombrer tant de régimes, traversé les tempêtes d'une Histoire qui n'en fut pas avare, l'Institut a su s'adapter tout en restant fidèle à ce qui le fonde, qui est l'unité dans la diversité, cinq académies au service d'un idéal humaniste. L'Académie française, l'" illustre compagnie ", l'aînée des cinq soeurs, gardienne de notre patrimoine littéraire, mémoire de notre langue, qui s'attache à la faire vivre et rayonner dans le monde, comme l'a si brillamment dit tout à l'heure l'orateur qui m'a précédé. L'Académie des inscriptions et belles-lettres, société d'érudits, tutrice de l'histoire, de l'archéologie, de la philologie, au confluent d'initiatives créatrices. Celle qui aime à se présenter en " laboratoire ", et non pas en " conservatoire ". L'Académie des sciences, plus que tricentenaire, protectrice et promotrice de l'esprit de recherche, et qui est, pour ainsi dire, notre " vivier " de prix Nobel et autres prestigieuses distinctions scientifiques. L'Académie des beaux-arts, " illustration et défense " des arts et des artistes, garante du " métier ", gardienne des traditions, de cette nécessaire continuité sans laquelle l'innovation, les révolutions ne peuvent pleinement s'accomplir. L'Académie des sciences morales et politiques enfin, dernière née de vos compagnies. Celle qui accueillit, il y a deux siècles, les Idéologues, héritiers fidèles de la pensée et des passions du XVIIIe siècle. Irremplaçable conseiller des pouvoirs publics, observateur attentif de la vie de la cité. Vos cinq Académies, unies dans l'Institut de France, je veux aujourd'hui leur rendre hommage.

Certes, l'âge fait de l'Institut de France un vénérable et majestueux ancêtre. Pourtant, comme il ne donne aucun signe de décadence ou de décrépitude. Comme aucun danger ne semble le menacer. Comme, au contraire, au moment où s'amoncellent parfois et ailleurs les nuages de l'ignorance du fanatisme, de la haine, du sectarisme, ses lumières suscitent toujours les mêmes espoirs, les mêmes attentes, l'Institut de France exhale en ce bicentenaire un parfum d'immortalité. Même si c'est inutile, qu'il me soit permis de lui souhaiter longue vie. Au nom de la France, je veux dire ce soir à l'Institut la reconnaissance, la confiance et l'espérance de notre Nation.





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