Palais de l'Elysée, le jeudi 20 juin 1996
Monsieur le Président de l'Assemblée Nationale,
Madame, Chère Rigoberta MENCHU,
Monsieur le Vice-Président de la République de Bolivie,
Madame CARDENAS
Monsieur le Directeur Général de l'UNESCO,
Mesdames et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs,
C'est avec beaucoup de joie, et croyez bien que le mot ne relève pas de la formule diplomatique mais correspond à ce que je sens dans mon coeur, c'est avec beaucoup de joie que je vous accueille en ce Palais de l'Elysée à l'occasion de cette Rencontre Internationale des Amérindiens.
Je tiens d'abord à féliciter mes compatriotes de Guyane, en particulier mon ami le Député Léon BERTRAND, qui ont pris l'initiative de réunir à Paris des représentants des communautés amérindiennes de l'ensemble du continent américain.
Je voudrais souligner la contribution déterminante de l'Assemblée Nationale et de son Président, M. Philippe SEGUIN, qui accueillent votre Congrès, dans des conditions exceptionnelles et dont je lui personnellement très reconnaissant. Je voudrais aussi souligner l'appui apporté par l'UNESCO et par son Directeur général, M. Federico MAYOR, toujours au premier rang lorsqu'il s'agit de défendre les justes causes et qui a bien voulu accorder son Haut Patronage à cette rencontre.
Je souhaite enfin une particulière bienvenue aux deux hautes personnalités qui ont bien voulu co-présider, avec Léon BERTRAND, ce congrès : Madame Rigoberta MENCHU, Prix Nobel de la Paix, et M. Victor Hugo CARDENAS, Vice-Président de la République de Bolivie.
Le caractère spécifique de votre rencontre doit être relevé. Pour l'une des toutes premières fois, des Amérindiens vont se parler directement. Vos échanges, vos débats de ces trois journées, seront l'expression de vos réflexions et de vos préoccupations du nord au sud du continent américain. Vous parlerez franchement, sans les intermédiaires qui, beaucoup trop souvent dans le passé, ont voulu expliquer ce que vous êtes en oubliant souvent de vous laisser vous-mêmes le dire .
Cet événement de portée mondiale se déroule à Paris. Nous en éprouvons beaucoup de plaisir et beaucoup de fierté. La France, vous le savez, fidèle à sa vocation, s'est résolument engagée dans le grand combat pour le respect des cultures. Elle est honorée d'avoir été choisie pour accueillir vos rencontres.
Elle est aussi directement intéressée à l'issue de ces rencontres.
La France est d'Amérique. Elle l'est par la géographie et par les hommes, avec ses régions de Guyane, de Martinique, et de Guadeloupe. Elle l'est par l'Histoire. Aujourd'hui encore, des Amérindiens s'expriment en français au Québec et en Louisiane. Elle l'est par le coeur et elle l'est par le rêve. Les civilisations amérindiennes, leurs modes de vie, leur passé, les paysages dans lesquels elles se sont épanouies ont inspiré notre culture et imprégné depuis longtemps notre imaginaire.
C'est aussi pour ces raisons que la France souhaite s'impliquer davantage outre Atlantique, y développer sa présence et son action, notamment en Amérique Latine. Notre entrée récente dans l'Association des Etats de la Caraïbe manifeste notre désir de participer pleinement à l'avenir de cette partie du monde.
En 1492, et contrairement aux idées reçues, l'Amérique ne sortait pas du néant. Si ce n'est aux yeux des seuls Européens et il faut le dire pour le malheur des Amérindiens.
Le moment est venu de reconnaître enfin la place qui est la leur. De leur rendre justice. De considérer aussi ce qu'ils peuvent nous apporter. Il y va de notre honneur d'humanistes et de l'avenir de notre monde en grand danger d'uniformisation culturelle, de dilution des différences. Un monde où chacune de nos nations, chacun de nos peuples court le risque de se perdre.
Ce Musée imaginaire dont rêvait André MALRAUX, puise à l'héritage des premières nations. C'est le mérite du demi-siècle écoulé, de notre époque de tolérance et d'ouverture que d'avoir su redécouvrir ces temps où des hommes s'épanouissaient dans l'ignorance de l'Europe, de sa logique, de ses modèles.
Durant des millénaires, les grandes civilisations de l'Amérique se sont développées à l'écart du reste du monde. A ce titre, elles représentent une expérience originale dans l'histoire de l'humanité. Sur toute l'étendue du continent américain, elles ont accumulé des savoirs elles ont inventé des manières de vivre dont on ne trouve l'équivalent dans aucune autre société.
Mayas, Aztèques, Incas, Taïnos-Arawaks, et tant d'autres sociétés et civilisations, des montagnes et des côtes, des glaces ou des tropiques, ont écrit cette histoire de l'humanité de l'autre côté de l'Atlantique. Pour leur malheur, l'européocentrisme, qui nous a si longtemps caractérisé, devait ignorer ou mépriser les cultures qui s'étaient épanouies loin de l'Europe. Une échelle des valeurs s'est peu à peu imposée, qui mesurait la beauté et l'émotion à l'aune de la proximité avec les racines méditerranéennes.
Cette manière de voir le monde et l'Histoire est aujourd'hui heureusement révolue.
Une interrogation reste toutefois d'actualité : comment pouvons-nous intégrer des cultures que nous avons si longtemps rejetées ou que nous avons tenté de détruire ? Notre dette morale est-elle donc si pesante que nous ne puissions composer avec ces civilisations le paysage culturel de demain, intégrant la diversité de nos patrimoines ?
La rencontre entre l'Europe et l'Amérique s'inscrit dans la liste trop longue des tragédies de l'Histoire. La Conquête a fait subir aux sociétés indiennes d'Amérique un traumatisme sans précédent : traumatisme politique, économique, culturel et humain. Frappées par les massacres et la destructuration de leurs sociétés, décimées par le choc microbien, les populations amérindiennes ont bien failli connaître la fin de leur histoire.
En 1992, le monde, profondément imprégné de notre modèle occidental, fêtait dans la liesse le 500ème anniversaire de l'arrivée de Christophe COLOMB en Amérique, ignorant ou feignant d'ignorer tout ce que cet événement allait signifier, au long de l'Histoire, de terribles souffrances pour les peuples amérindiens. Je n'avais pas, à l'époque, souhaité que la Ville de Paris s'associe à cette commémoration qui marquait tant de douleurs pour les populations découvertes.
Oui, l'Europe a trop souvent incarné le malheur et la désolation en Amérique comme en Afrique. C'est parce que les peuples amérindiens ont été décimés qu'a été mis en place un mécanisme systématique de traite des noirs africains en direction du nouveau monde. Les colons, avides de main-d'oeuvre, purent ainsi reconstituer la force de travail qu'ils ne trouvaient plus sur place.
Oui, les Européens ont le devoir de s'incliner devant la mémoire des esclaves jetant un dernier regard sur Gorée en Afrique comme devant celle des combattants des Empires amérindiens lançant un ultime appel au Soleil.
Elie WIESEL, le grand philosophe contemporain, avait raison de dire "le bourreau tue toujours deux fois, la seconde par l'oubli".
N'oublions pas. J'ai, gravé dans ma mémoire, cette belle phrase d'un anonyme Nahuatl qui écrivait en 1528, quelques années après la chute de l'empire des Aztèques, je le cite : "Les boucliers nous protégeaient mais les boucliers n'arrêtent pas le désespoir".
Souvenons-nous. En 1521, Mexico, était sans doute la ville la plus peuplée du monde. 20 millions d'Amérindiens vivaient dans l'empire. Un siècle plus tard, ils n'étaient plus que 700.000.
Oui, notre civilisation européenne reste à jamais comptable de ce qui fut commis là-bas.
La France, qui assume tout son passé, s'impose un devoir de mémoire. Beaucoup d'entre vous ont entendu parler de l'exposition consacrée à Paris à la culture des Taïnos-Arawak. Les Français ont alors découvert une civilisation étonnante. Ils ont appris aussi que des hommes et des femmes se suicidèrent en grand nombre par désespoir après la destruction de leur société.
Il nous faut aujourd'hui reconnaître ces traumatismes de l'Histoire et affirmer la dignité des cultures des premières nations. C'est à nous, responsables européens, de reconnaître cette dignité. Votre rencontre internationale de Paris marque une étape décisive vers cette reconnaissance.
Notre devoir collectif de mémoire à l'égard des premières nations n'est ni passéiste, ni pessimiste, ni inactif. Il tend à la construction d'un ensemble culturel harmonieux. Dans cette démarche, le multilinguisme tient une place éminente. Parler la langue de ses ancêtres est l'acte fondateur de la conservation et de la transmission d'un patrimoine culturel.
Je tiens ainsi à saluer les pays d'Amérique latine qui, à l'occasion du retour à la démocratie, ont enfin rendu leur place aux langues premières. La pratique et l'usage des langues locales ne sont en rien un frein au développement ou à l'intégration dans la communauté nationale ou internationale. L'usage nécessaire d'une des grandes langues de communication mondiale ne doit pas faire mourir la connaissance et l'emploi d'une langue de patrimoine culturel.
Il nous faut encourager l'étude de ces langues. Et pas seulement sur place. Peu de Français le savent, mais ces langues et civilisations amérindiennes sont très sérieusement étudiées en France, et je voudrais rendre hommage aux représentants, dont beaucoup sont présents ici, de la communauté scientifique qui ont donné le meilleur d'eux-mêmes avec leur coeur, comme avec leur esprit pour la promotion de la connaissance dans ce domaine.
Mais connaître une langue ancestrale, dépositaire de traditions et de valeurs millénaires, c'est aussi posséder un trésor. C'est poser sur le monde un autre regard. Chacun sait par exemple quelles relations intimes unissent les populations amérindiennes à leur terre, quel respect elles lui vouent. Un respect, je dois le dire, bien plus grand que celui que nos sociétés industrielles portent à leur environnement.
Confrontées à des siècles d'exploitation, les communautés amérindiennes sont pourtant parvenues à préserver une partie très significative de leur patrimoine.
Elles ont apporté leur contribution au processus de métissage dont sont issues les cultures qui s'épanouissent d'un bout à l'autre du continent américain. Comment ne pas voir combien les mélanges peuvent être fructueux pour les peuples s'ils s'opèrent dans le respect de tous ?
La découverte de l'Amérique a, depuis cinq siècles, profondément imprégné nos modes de vie. Le maïs, le tabac, la pomme de terre, la tomate, le cacao, bien d'autres mets encore nous viennent d'Amérique, de ces hommes et de ces femmes qui, à force de ténacité et de savoir-faire, avaient su domestiquer leur culture. Et que dire de la pharmacopée des plantes qui ouvre tant de champs nouveaux à la médecine moderne.
Enfin, quel jeune Européen n'a rêvé, un jour, aux vastes espaces américains et à ceux qui jadis y vivaient, libres et heureux.
Tous, profitons désormais de nos échanges. Profitons de nos différences : la rencontre des arts, le dialogue de nos cultures, la découverte de nos patrimoines nous enrichissent.
La diversité des civilisations amérindiennes, leur prééminence chronologique sur le continent, leurs apports à la vie du monde, exigent qu'elles soient respectées, reconnues, célébrées.
Vous avez illustré cette exigence, en choisissant pour thème de votre rencontre : "Tradition et Modernité". Cette interrogation nous concerne aussi : comment devenir moderne tout en restant soi-même ?
Dans l'Histoire, Benito JUAREZ a offert l'exemple de cette symbiose réussie. Ce grand admirateur de la France, de sa révolution, de ses institutions et de ses principes, fut pour le Mexique un grand Président. En même temps, il restait fidèle à ses racines.
Votre rencontre nous permet aujourd'hui de réfléchir aux voies d'un équilibre entre le sentiment légitime d'appartenance à une communauté et le plein exercice de la citoyenneté. Cette recherche est l'une des grandes préoccupations de la plupart des gouvernements dans le monde. Mais cette quête ne peut se faire que dans une atmosphère de Liberté et d'Egalité, dans un mouvement de Fraternité. Bref dans le cadre de la démocratie.
Dans cet esprit, je salue le vaste processus démocratique, désormais général en Amérique latine. Il conditionne le dialogue, il permet le développement. Cette avancée de la démocratie ne doit pas laisser de côté le rôle que les Amérindiens peuvent jouer dans le développement des nations dont ils sont les citoyens. Leur participation est nécessaire à la vie démocratique de leurs pays. Je pense aux hautes personnalités qui président cette rencontre et dont nous savons tous quelle place elles tiennent chez elles et quel exemple elles donnent au monde. Elles ont prouvé que l'on pouvait être soi-même tout en adressant à l'humanité un message fort de rayonnement et d'espoir.
Ce message est celui de l'enrichissement par le multilinguisme, de la diversité des cultures dans le respect de la tradition. C'est celui d'une action déterminée, empruntant les voies de la modernité. La technologie a réduit les dimensions de la planète pour en faire ce village virtuel où chacun doit pouvoir se faire connaître et reconnaître.
Les vieux schémas de domination qui ont pu régenter les relations entre la civilisation européenne et les autres n'ont plus cours aujourd'hui. Il existe désormais un devoir de solidarité entre nous. La France souhaite que votre personnalité soit reconnue et elle s'y emploiera. C'est ainsi que j'ai l'intention de créer dans l'un des plus beaux musées du monde, le musée du Louvre, un espace qui rendra justice aux cultures des premières nations. Ce musée ignore curieusement les deux tiers de la planète. Je ne pense pas à l'Asie orientale qui a toute sa place au musée Guimet, mais à tout ce qui touche à l'Amérique précolombienne, à l'Océanie, à l'Afrique, à l'Arctique, à l'Insulinde. C'est pourquoi je souhaite que les pièces exceptionnelles de l'art précolombien puissent dorénavant être présentées au Louvre selon les modalités qui me seront prochainement proposées par une commission indépendante.
Et je voudrais exprimer à Messieurs les Ambassadeurs d'Amérique Latine, ici présents, toute ma gratitude, mes remerciements pour la lettre si sympathique qu'ils viennent collectivement de m'adresser et qui m'a touché pour m'encourager dans la réalisation de ce projet permettant de reconnaître l'Histoire et l'Art de la civilisation précolombienne.
La France pourra alors rendre l'hommage qui est dû aux grandes civilisations des arts premiers, en leur offrant la plus belle vitrine qui soit.
J'ai visité hier, à l'Assemblée Nationale, grâce à M. Philippe SEGUIN, à notre Président, qui a bien voulu l'autoriser et qui surtout a fait en sorte qu'elle puisse matériellement avoir lieu, la magnifique exposition que présente le Muséum National d'Histoire Naturelle à l'occasion de votre rencontre, et je voudrais ici remercier tous les professeurs, les techniciens qui là encore nous ont permis cette réalisation. Une rencontre dont le succès ne fait aucun doute et il me tarde à la fin de vos travaux d'en lire les conclusions.
Je voudrais enfin rendre hommage aux organisateurs de vos rencontres, à mon ami Léon BERTRAND, que je saluais juste avant son arrivée, et pour qui j'ai beaucoup d'estime et d'amitié et grâce à qui nous sommes aujourd'hui ici rassemblés. J'aurais souhaité lui remettre un témoignage de reconnaissance et d'estime, mais étant député au Parlement français, la Constitution, la Loi ne lui permet pas de recevoir de la part de l'Exécutif des témoignages de reconnaissance. Ce sera donc simplement un témoignage du coeur que je lui donnerai, mais il sait que ce témoignage est très sincère.
Et je voudrais rendre un hommage particulier aux deux éminentes personnalités qui nous ont fait l'honneur, le très grand honneur, de coprésider ce congrès : Madame Rigoberta MENCHU, Prix Nobel de la Paix, ambassadeur de bonne volonté de l'UNESCO qui, M. Federico MAYOR le soulignait encore récemment, a tant fait pour expliquer au monde combien les Amérindiens doivent aujourd'hui être des partenaires à part entière et M. Victor Hugo CARDENAS, vice-Président de la République de Bolivie, vice-Président du conseil exécutif de l'UNESCO, ardent promoteur de la cause amérindienne mais aussi du multilinguisme. En témoignage de notre respect et de notre soutien à la cause qu'ils représentent, je vais maintenant les élever au grade de Commandeur dans l'Ordre National Français de la Légion d'Honneur.
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