Paris, le jeudi 3 octobre 1996
Monsieur le Directeur Général,
Madame la Présidente du Comité Internationale de Bioéthique,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames, Messieurs,
La place de plus en plus importante qu'occupe la réflexion éthique est l'un des phénomènes marquants de notre époque. Dans un monde conditionné chaque jour davantage par la science, la technique, l'économie, les hommes sont en quête d'une nouvelle "solidarité intellectuelle et morale", pour reprendre les termes utilisés dans l'Acte constitutif de l'UNESCO voici déjà un demi-siècle.
Si j'ai tenu à me rendre à votre invitation, Madame la Présidente, pour la IVe session du Comité international de bioéthique, c'est d'abord pour saluer un tel parterre de savants et d'humanistes venus du monde entier débattre à Paris de ces questions essentielles.
C'est aussi pour témoigner de l'intérêt personnel que j'attache au mouvement éthique. Un mouvement qui, à travers le monde, cherche à définir un nouveau projet de civilisation, à la fois plus humain et plus solidaire.
C'est un projet qui concerne tout chef d'Etat car il est de la responsabilité du politique de veiller à la sauvegarde des valeurs essentielles et d'organiser avec vigilance la vie de la cité.
S'il est vrai que les mots possèdent une vie qui leur est propre, force est de constater que l'éthique a connu un destin étroitement lié à l'essor de la pensée sur la démocratie. La réflexion éthique a été associée d'emblée dans la Grèce antique à une réflexion sur la cité. A telle enseigne que l'éthique, fondée sur la prudence, est pour Aristote, la vertu cardinale du politique, dont l'action réfléchie se veut respectueuse du débat public et argumenté, préalable à toute décision démocratique.
Cette réflexion sur les droits et les devoirs des hommes en société n'a cessé de se développer au long des siècles, et ce, dans les diverses cultures du monde.
Je pense, pour ce qui est de notre propre histoire, à la Révolution française, portée par l'idéal d'un message éthique universel qui inspire la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen. Je pense également à la Déclaration universelle des Droits de l'homme des Nations Unies en 1948, dont les auteurs, animés d'un "idéalisme pratique" pour reprendre l'expression de Jacques Maritain, se sont fait l'écho de la protestation de la conscience humaine contre les atrocités de la guerre, en jetant les bases d'une organisation de la communauté internationale fondée sur la primauté du droit et de la tolérance.
Pour autant, l'usage même du mot éthique a connu une certaine éclipse dans le débat public. Celle-ci peut se comprendre. Sans doute était-elle le signe d'une société globalement moins ouverte, ou en tout cas, plus hiérarchisée que la nôtre. Le pouvoir et le savoir y semblaient à même d'être réunis en une seule main, sans que les décisions prises aient à être justifiées et expliquées. Le retour en force de l'éthique révèle, s'il en était besoin, que le monde d'aujourd'hui est d'abord un monde d'incertitude.
C'est un monde ouvert sur la diversité des cultures. C'est aussi un monde qui est aux prises avec la prolifération des connaissances et des techniques, dont la maîtrise complète est devenue un objectif inaccessible. Le savoir lui-même n'est plus conçu comme pouvant fonder la légitimité de ceux qui y ont accès.
L'accélération parfois spectaculaire du progrès me paraît devoir inciter à davantage encore de prudence et de modestie. D'abord, parce que les découvertes scientifiques, qui se succèdent de plus en plus vite, viennent parfois mettre en cause ou, à tout le moins, infléchir, les vérités que l'on croyait définitivement acquises. Ensuite, parce que tout responsable, public ou privé, a le devoir de se préoccuper des risques majeurs auxquels est souvent associée la technologie moderne. Nous sommes entrés dans une ère d'incertitude, génératrice d'anxiété.
Le nucléaire, la génétique, les nouvelles technologies de l'information sont riches de potentialités pour améliorer le bien-être des hommes et renforcer leur capacité d'agir. Mais, dans le même temps, chacun a bien conscience des menaces qu'ils comportent, menaces auxquelles nous devons faire face car nous sommes responsables vis à vis des générations futures.
Les sciences du vivant doivent, de ce point de vue, faire l'objet d'une attention d'autant plus vigilante qu'elles mettent en cause la préservation des ressources indispensables à la survie de l'Humanité, voire même l'intégrité de l'espèce humaine. Car, ainsi que le souligne Paul RICOEUR, "ce qui nous est confié.... est infiniment fragile".
Pour autant, la réflexion éthique ne doit pas être comprise comme un refus de modernité.
C'est d'ailleurs la communauté scientifique elle-même, principal artisan de cette modernité, qui a été à l'origine du renouveau de l'éthique, et cela aux lendemains de la dernière guerre mondiale.
La pensée éthique contemporaine est née pour partie de la distance critique qu'ont su prendre les scientifiques vis-à-vis de leurs pratiques. Apparue à la suite de la découverte de l'atome, cette approche nouvelle s'est surtout manifestée au moment où, au début des années 70, ont été mis au point les outils du génie génétique. Le congrès scientifique qui s'est tenu à Azilomar aux Etats-Unis en 1975 est regardé à juste titre comme un moment symbolique. Le moratoire qui y fut décrété a bien constitué le premier avertissement lancé par des savants à la communauté internationale sur les risques éventuellement liés à la production des tous nouveaux organismes génétiquement modifiés.
Cette démarche des chercheurs reste pour moi exemplaire en ce qu'elle a amorcé l'évolution qui a conduit à la mise en place des comités d'éthique créés ici et là pour explorer les espaces les plus nouveaux de la science et de la technique.
Je veux saluer, en particulier, le Professeur Jean Bernard et le Professeur Jean-Pierre Changeux, président d'honneur et président du Comité national français, pour la tâche très remarquable qu'ils ont accomplie.
Si le Comité national français a été le premier, je crois, à être institué dans le monde, bien d'autres comités ont été créés par la suite, dans de nombreux pays. Et cette dynamique n'est pas prête de s'arrêter, si j'en juge par la création, aux Etats-Unis, il y a deux mois, par le Président Clinton, d'un comité d'éthique au niveau fédéral. Si j'en juge aussi par les projets allemands.
Je sais, Monsieur le Directeur Général, que vous avez pris l'initiative de faciliter les contacts entre les différents comités nationaux en vue d'établir entre eux un réseau d'échange d'informations et de dialogue. Permettez-moi de souligner l'intérêt d'une telle action, car les comités d'éthique, qui sont par essence pluridisciplinaires et pluriculturels, sont mieux que d'autres aptes à identifier les enjeux véritables de la science et de la technologie modernes.
De même, je ne vois nul renoncement dans l'obligation qui nous est faite, désormais, à nous, dirigeants, publics ou privés, garants de la sécurité de nos concitoyens, de recourir de plus en plus à l'expertise. Encore faut-il s'entendre sur le rôle imparti aux experts. Ils ont vocation, de par leurs compétences, à donner un avis. Ils n'ont pas vocation à assumer la responsabilité des choix qui incombent au politique.
"L'incertitude est notre destin permanent", a écrit Hans JONAS. Cette réalité pèse naturellement sur la décision publique. Le réel n'est pas écrit à l'avance. La solution à un problème soulevé par la science ou la technique s'impose rarement. Et tout décideur doit pouvoir s'enquérir au préalable des données les plus complètes et les plus actuelles, de manière à appréhender au mieux les conséquences humaines, sociales, économiques, à moyen et à long termes, de ses choix.
L'art de la décision, dans ce contexte, est fort difficile. Pourtant, le devoir d'un responsable politique est de répondre en urgence à des situations dont les incidences, le plus souvent, ne sont mesurables qu'à échéance plus ou moins longue. Dans l'affaire de la "vache folle", nous avons fait nos choix, conformément à un principe de précaution. C'est-à-dire en n'hésitant pas à privilégier l'hypothèse du pire, lorsqu'on peut redouter un dommage irréversible, même à très long terme.
Je suis profondément attaché à ce principe de précaution.
Je suis également convaincu que les processus de décision doivent aujourd'hui faire appel à la consultation, à la participation, à l'analyse des coûts et avantages, voire à l'expérimentation. Je crois aux vertus de la transparence. J'adhère pleinement à ce que vous appelez une "éthique de la délibération". Ces procédures représentent pour moi, non pas une contrainte, mais une richesse de la démocratie.
La manière dont, en France, Parlement et Gouvernement ont pris en charge les choix qui s'imposaient en matière de bioéthique en témoigne. Lorsque j'ai décidé de confier, en 1986, pour la première fois dans notre pays, une étude sur le sujet au Conseil d'Etat en vue de préparer l'élaboration des lois françaises, étude qui a été suivie par le très magistral et très remarquable rapport de Madame LENOIR, je n'imaginais pas que ces lois ne seraient adoptées que huit ans plus tard, en juillet 1994. Toutefois, avec le recul, je me félicite de ce temps de réflexion et de discussion. Il a permis à chaque courant de pensée de se faire entendre. Aucune sensibilité n'a pu se sentir tenue à l'écart sur un sujet qui touche à des valeurs fondamentales pour l'homme, dans sa vie sociale comme dans sa vie intime.
Les textes adoptés à l'issue de cette vaste consultation ont ainsi bénéficié d'une large adhésion, gage de leur bonne application. J'ai d'ailleurs demandé au Gouvernement de prendre toutes les mesures utiles pour que l'ensemble des décrets d'application de ces lois sur la bioéthique interviennent sans retard.
Si j'avais à résumer ce que représente le mouvement éthique pour un responsable politique, je dirai que ce mouvement est l'expression d'une "morale sans moralisme", pour reprendre la formule de Jean-Marie DOMENACH, et qu'il est donc particulièrement bien adapté aux exigences d'une société pluraliste, fondée sur la tolérance, la fraternité et le respect de la personne humaine.
L'éthique n'est pas seulement la réconciliation du "savant et du politique". Tous deux sont de toute manière tenus d'aller de l'avant, en faisant preuve de prudence et d'audace, tant sont importants, et le cas échéant irréversibles, les bouleversements induits par les progrès de la science et de la technique. Que l'on songe seulement à la généralisation du système internet ou encore à l'apparition des tests de prédisposition génétique, dont on n'a pas fini de mesurer les implications et les enjeux pour l'ensemble de la société.
Je conçois la démarche éthique, vous l'aurez compris, comme l'un des moyens de fonder le civisme du présent, parce qu'elle permet de former la conscience des citoyens, tout en les rendant plus confiants dans l'avenir.
Les grandes questions d'aujourd'hui ne peuvent se concevoir sans leur dimension éthique. Je pense, par exemple, à la gestion des ressources de la planète. Je pense aussi au nécessaire partage entre le Nord et le Sud.
C'est en débattant librement et en toute transparence, comme vous le faites au sein du Comité international de bioéthique, que vous ferez germer cette culture de responsabilité qui est à la source de la démocratie.
Le projet de déclaration sur le génome humain et les droits de la personne que vous avez élaborés est le symbole même de la réflexion éthique dans sa vitalité et dans sa dimension mondiale. En proposant d'élever le génome humain au rang de patrimoine commun de l'humanité, vous enrichissez les droits fondamentaux des individus. Vous contribuez à faire respecter la dignité de chaque être humain.
Madame la Présidente, Monsieur le Directeur Général, je forme le voeu que vos travaux trouvent leur pleine consécration dans l'adoption du projet de déclaration lors de la conférence générale de l'UNESCO en 1997.
Je vous remercie.
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