Paris, le vendredi 5 décembre 1997
Monsieur le Président du Mémorial,
Madame la Ministre,
Monsieur le Maire de Paris,
Mesdames et Messieurs,
Il y a plus d'un an, mon ami le Professeur Adolphe Steg me remit un jour dans mon bureau un fac similé : celui de la fiche de police de son propre père, Martin Steg, interné au Camp de Beaune-la-Rolande. Sur cette fiche, après des indications biographiques succintes, figurait le "motif d'internement" et il était ainsi libellé ce motif je cite : "En surnombre dans l'économie nationale".
Ce document, semblable à combien d'autres, touche au coeur et à la conscience. Le voir, c'est pénétrer de l'intérieur ce qui s'est passé pendant les années sombres de l'occupation. Le voir, c'est mesurer l'injustice, l'arbitraire, la souffrance. C'est apprécier directement les responsabilités de chacun. C'est aussi comprendre pourquoi votre Communauté a souhaité que ces fichiers soient déposés au Mémorial du Martyr Juif Inconnu, dans une enclave des Archives Nationales.
Bien sûr, les Archives ne se divisent pas. Le Patrimoine national est un, dans tous ses aspects, et ces fichiers devaient rester en possession de l'Etat. Mais qu'il leur soit fait un sort particulier, qu'ils puissent se trouver dans ce lieu si symbolique, un lieu fait pour se souvenir et pour se recueillir, mais aussi pour comprendre et pour apprendre, cela, c'était à la fois logique et juste. Je tiens à remercier spécialement Jean Kahn, qui, malheureusement, ne peut être ici aujourd'hui, pour tous les efforts qu'il a déployés, notamment au sein de la Commission Rémond, afin que la solution adoptée réponde aux exigences du passé et du présent, aux attentes de votre Communauté comme aux principes de la chose publique.
Ces fichiers, si éloquents et si bouleversants, sont l'ultime témoignage d'hommes, de femmes, d'enfants dont ne nous restent plus désormais que le nom, l'âge, la profession, la situation de famille, l'adresse d'alors, une date, celle de leur arrestation, un numéro.
Ils rejoignent dans ce Mémorial toutes les victimes des convois partis de France, les 76 000 Juifs déportés, auxquels, depuis plus de vingt ans, Serge Klarsfeld a entrepris de rendre leur identité. Et aussi tous les autres, bien au-delà de nos frontières, les six millions de Juifs victimes dans toute l'Europe de la folie nazie. Oui, leur place est ici.
C'est à un terrible voyage qu'ils nous convient.
Ils racontent un temps d'humiliation, d'abandon, de trahison. Un temps d'incompréhension, de désespoir puis de terreur pour ceux qui en furent les victimes. Un temps où, pour les Juifs de France, vivre puis survivre devenait toujours plus difficile. Quatre années de crainte et d'alerte. Quatre années de menace et d'exclusion programmée.
Ils racontent un pays, un pays meurtri par la débâcle, qui vit au jour le jour, en butte aux privations et surtout au désarroi moral.
Ils témoignent de l'abdication morale d'un Etat, l'Etat de Vichy qui, trahissant les idéaux de la République, rompant avec nos traditions, seconda les exigences de l'occupant et mit les Juifs hors de la Communauté nationale. Les législations antisémites successives, du premier statut des Juifs d'Octobre 1940 au second statut de 1941, plus dur encore, sont là pour le prouver.
Il faut aujourd'hui prendre toute la mesure de cette exclusion évidente ou insidieuse, qui touchait tous les actes de la vie quotidienne. Juifs exclus de l'administration, de l'enseignement, de la justice et de toute fonction élective. Numerus clausus appliqué aux Juifs pour limiter leur accès au barreau, à la médecine, aux études universitaires. Commerçants et industriels juifs spoliés de leurs biens. Interdits multiples, de nature à bouleverser la vie de chaque jour. Quitter son logement entre 20 heures et 6 heures du matin. Posséder un poste de radio. Aller au cinéma ou dans des lieux de divertissement. Utiliser les bains-douches municipaux. Fréquenter les squares et les promenades publiques. Faire les courses autrement qu'entre 15 et 16 heures. Prendre le métro ailleurs que dans le wagon de queue. Fréquenter les cafés et les restaurants, dont certains affichaient "Interdit aux Juifs et aux chiens". Et puis, bien sûr, s'acquitter d'obligations odieuses, dont la pire était, depuis le 29 mai 1942, le port de "l'étoile jaune", source d'humiliation et d'insultes.
Pour les familles juives présentes depuis toujours sur notre sol, celles auxquelles la Révolution avait conféré la citoyenneté ; pour tous les Juifs, si nombreux, qui étaient anciens combattants de 1914 et combattants de 1940, pour tous ceux qui avaient cru trouver asile chez nous, quel choc terrible, inimaginable !
Oui, la France de l'occupation a existé. Oui, les arrestations, les rafles, les convois ont été organisés avec le concours de l'administration française. Oui, des camps d'internement et de transit, Pithiviers, Beaune-la-Rolande, Drancy, Compiègne et tant d'autres, ont été sous la responsabilité de celle-ci, de même que les recensements et la constitution des fichiers.
Cela doit être dit et reconnu. Non pour se flageller avec le passé, mais pour inventer le présent sur des bases saines et claires, ce qui suppose que nous regardions en face notre histoire.
Bien sûr, il y eut, pour notre honneur, une France résistante et combattante. Il y eut les pêcheurs de l'Ile de Sein qui répondirent à l'appel du Général de Gaulle. Il y eut toutes les unités engagées aux côtés des alliés sur les fronts de la liberté. Il y eut l'héroïsme quotidien et discret de tous les "Justes", qui ont été célébrés voici peu à Thonon, ces anonymes de toute condition, de toute religion qui sauvèrent, parfois au péril de leur vie, les trois-quarts des Juifs de France.
Oui, il y eut heureusement le meilleur, une France généreuse, courageuse et fière, la France de toujours, la France de l'espoir. Et c'est cette France-là, cette France de lumière, celle du Général de GAULLE, des Français libres, des résistants et des " Justes ", qui l'a finalement emporté.
Le bien et le mal doivent être également reconnus et assumés. C'est le moins que l'on puisse attendre d'un peuple adulte, qui a fait du combat pour la liberté et la dignité humaine sa mission la plus haute.
Puissent ces fichiers, désormais exposés dans ce lieu de symbole, participer de cette nécessaire prise de conscience.
Maintenant, c'est demain. Assumer le passé, c'est se donner les moyens de construire l'avenir. Toute la nation accomplit en ce moment même un difficile travail de mémoire, trop longtemps différé. Ce travail accompli, notre pays, réconcilié, lucide, fort des épreuves traversées et des drames partagés, vivra son destin avec vaillance et avec vigilance.
Mesdames et Messieurs, je vous remercie.
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