Chambre de commerce et d'industrie de Paris, Paris, le mardi 1 juillet 1997
Madame le Ministre,
Messieurs les Ministres,
Monsieur le Président de la Chambre de commerce et d'industrie,
Monsieur le Président-Fondateur,
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de célébrer avec vous le trentième anniversaire de l'Association des journalistes de l'information sociale et de pouvoir marquer l'estime et l'amitié que je porte à votre profession, et personnellement, à un certain nombre d'entre vous.
L'Association des journalistes de l'information sociale occupe, c'est vrai, une place à part dans l'histoire du journalisme français. Héritière du premier syndicat de journalistes professionnels, vous l'avez rappelé, Monsieur le Président, devenu le "Syndicat des journalistes du mouvement social", son histoire se confond avec celle d'une profession qui s'est imposée progressivement et qui s'est imposée par sa rigueur et par sa compétence.
Au-delà de l'anniversaire, l'une des vertus de cette manifestation est de mettre en valeur la richesse du travail effectué, jour après jour, par les journalistes sociaux. De plus en plus, et il faut s'en réjouir, vous occupez dans les rédactions toute la place qui vous revient. Et ce n'est que justice car les sujets que vous traitez sont, plus que jamais, vous l'avez très bien rappelé, Monsieur le Président, au coeur des préoccupations de nos concitoyens.
Vous avez choisi de consacrer vos travaux à "La réconciliation nécessaire de l'économique et du social à l'heure de la mondialisation des capitaux, des biens et des services" à partir des résultats d'une enquête que vous avez bien voulu me donner et dont je vous remercie. Résultats qui seront présentés tout à l'heure. Sujet ambitieux, qui constitue l'un des principaux enjeux politiques de cette fin de siècle.
Vous avez, à juste titre, souhaité mettre l'accent sur la nécessité de "réconcilier" l'économique avec le social. Cette réconciliation est d'autant plus nécessaire que la mondialisation de l'économie, c'est vrai, loin de diminuer le besoin de protection sociale, renforce l'exigence de solidarité.
Pourquoi ? Simplement parce que la mondialisation, avec son cortège de changements d'activités, de reconversions, de restructurations, souvent douloureuses, impose à tous nos concitoyens et, en premier lieu, aux salariés, des efforts d'adaptation considérables. Elle fait subir au corps social des tensions, parfois même des ruptures.
Ces réformes de structures sont nécessaires car y renoncer serait s'engager sur la voie de la marginalisation et du déclin. Mais pour y faire face, nous devons, plus que jamais, rester unis et solidaires.
La modernisation de la France, dont nul ne conteste aujourd'hui la nécessité, ne peut s'effectuer au détriment d'une partie de nos compatriotes. Quelle serait la force d'une nation qui laisserait au bord du chemin une partie de sa population sans travail, sans formation, sans conditions de vie décentes ?
Chez beaucoup de nos concitoyens, la peur du chômage, la peur de l'avenir brident l'esprit d'initiative. Elles retiennent, ces peurs, la consommation et l'investissement.
Parce que les bouleversements liés à la mondialisation ont entraîné, dans notre pays comme d'ailleurs dans tous les pays industrialisés, l'apparition d'une "classe anxieuse", a-t-on dit à juste titre, la priorité est aujourd'hui de rassurer nos compatriotes. Le chemin de la croissance, c'est aussi le chemin de la confiance, l'un n'allant pas sans l'autre.
Cette conviction m'a conduit à soumettre l'année dernière à nos partenaires européens, lors du sommet de Turin, un mémorandum pour un modèle social européen. Je me réjouis de constater que l'idée, en un an, a fait son chemin.
Il ne s'agissait pas, dans mon esprit, de forger de toutes pièces un concept nouveau. Il s'agissait plutôt, à partir d'un héritage commun, de trouver ensemble la voie d'une solidarité moderne et responsable.
Le modèle social européen plonge loin ses racines dans notre histoire. Indissociable de notre tradition démocratique, il recouvre, à mes yeux, trois éléments essentiels : un Etat garant de la cohésion sociale, un système de négociation collective, une protection sociale contre les aléas de l'existence.
Historiquement, c'est d'abord le rôle de l'Etat comme protecteur des droits des plus faibles qui s'est affirmé. Dès le début du XIXe siècle, des voix s'élèvent pour dénoncer le sort fait aux classes laborieuses. Les ouvrages de Charles Dickens, ceux de Victor Hugo, les premières enquêtes sociales, comme celle qu'effectua le docteur Villermé sous la monarchie de Juillet, dépeignent des conditions de travail et de vie, à proprement parler, inhumaines. A partir du milieu du XIXe siècle, les pouvoirs publics vont intervenir et jeter les bases d'une législation du travail protectrice des droits fondamentaux, qu'il s'agisse par exemple de l'interdiction du travail des enfants ou du travail de nuit des femmes.
C'est également au cours du XIXe siècle que se forme, selon des modalités propres à chaque pays, un système de négociation collective entre partenaires sociaux, par branche d'activité. C'est au niveau de la branche professionnelle que la négociation permet de définir les conditions d'égalité de la concurrence et les éléments essentiels du contrat de travail. L'exemple le plus achevé est sans doute la "Tarif-autonomie" allemande.
Le troisième volet du modèle social européen, c'est le système de protection sociale qui se met progressivement en place au tournant du siècle, à la suite des lois Bismarck. Ce système ne prendra sa forme définitive qu'après la Seconde Guerre mondiale. C'est alors qu'apparaîtra, conformément au plan Beveridge et au programme du Conseil national de la résistance, une véritable sécurité sociale pour tous.
C'est dire que notre modèle social ne date pas d'aujourd'hui. Il fait partie intégrante de l'histoire de nos pays. Il a forgé nos identités. C'est pour cela que nous y sommes profondément attachés.
Faire vivre ce modèle social, c'est d'abord en faire un enjeu communautaire européen. Les résultats de la Conférence intergouvernementale méritent, sur ce point, d'être soulignés. Et ceci pour plusieurs raisons.
Avec le Traité d'Amsterdam, en premier lieu, ce modèle social nous est désormais commun à tous. En acceptant le Protocole social, la Grande-Bretagne a mis fin à l'exception britannique et à une situation qui ne pouvait être que transitoire. Il n'était pas possible, à terme, que l'un des membres de l'Union européenne bénéficie de l'ensemble des avantages du marché unique tout en s'exonérant des règles sociales reconnues par les autres. Une Europe au service des hommes ne peut reposer que sur des principes communs à tous ses membres. Ce sera également l'un des enjeux de l'élargissement de l'Union aux pays de l'Europe centrale et orientale.
L'intégration du Protocole social dans le Traité, en second lieu, a une double signification. Elle permet, d'abord, d'élargir les compétences de la Communauté dans le domaine social, notamment en ce qui concerne l'exclusion. L'intégration sociale des personnes exclues du marché du travail devient l'un des objectifs de l'Union, qui pourra intervenir par des programmes de coopération entre les Etats-membres. Vous savez que c'était une revendication forte et ancienne de la France.
Mais elle renforce surtout considérablement le rôle des partenaires sociaux au niveau européen. Désormais toute initiative, en matière sociale, de la Communauté devra être précédée d'une saisine des partenaires sociaux, qui pourront, s'ils le souhaitent, s'emparer du sujet et négocier entre eux un accord collectif. S'ils le font, l'Union ne pourra plus qu'imposer à tous l'accord conclu par les partenaires sociaux. C'est un vrai progrès.
Sans doute cette procédure, d'ailleurs conçue par les partenaires sociaux eux-mêmes, n'est-elle pas nouvelle ? Mais ce qui était une procédure parallèle dans le cadre d'un Protocole à quatorze devient une procédure de droit commun, intégrée dans le Traité et applicable à tous les Etats-membres. Les partenaires sociaux deviennent ainsi les premiers artisans du modèle social européen. Cette extension de leur rôle consacre une nouvelle conception du principe de subsidiarité. Ce n'est plus la subsidiarité de l'Union par rapport aux Etats-membres, c'est celle, plus importante encore, de l'Union par rapport aux partenaires sociaux, de la loi par rapport au contrat collectif.
Le nouveau titre sur l'emploi prévu par le Traité permettra, enfin, une réelle coordination des politiques des Etats-membres dans le domaine de l'emploi. Reprenant les conclusions du sommet d'Essen, les nouvelles dispositions du Traité définissent une procédure permettant d'élaborer, je cite : "une stratégie coordonnée pour l'emploi". Elles permettent également d'adopter des mesures incitatives communautaires, dans des limites, il est vrai, âprement négociées.
Qu'il s'agisse de la lutte contre l'exclusion, du rôle des partenaires sociaux ou de la priorité enfin donnée à l'emploi, le Traité d'Amsterdam marque ainsi une étape, une étape parmi d'autres mais une étape importante, dans la longue marche vers une Europe sociale. C'est le résultat de l'action engagée, notamment par la France, par d'autres aussi, depuis le Sommet de Turin, il y a un an et demi.
Faire vivre ce modèle social, c'est aussi l'adapter dans chacun de nos pays. L'adapter pour le préserver. Tous nos partenaires sont confrontés à cette exigence. C'est ainsi que l'Allemagne s'est lancée dans une vaste réforme de son système de protection sociale. Le Gouvernement allemand et les partenaires sociaux dans ce pays ont entrepris un ensemble de réformes courageuses en vue de réduire les dépenses publiques, d'abaisser le coût du travail et d'équilibrer les régimes sociaux.
La France est confrontée aux mêmes impératifs. Pour garantir la pérennité de notre modèle social, nous devons, nous aussi, l'adapter dans chacun de ses trois éléments.
Adapter notre protection sociale, c'est assurer l'avenir de l'assurance-maladie, comme nous avons commencé à le faire en élargissant son financement et en maîtrisant la dépense par un ensemble de réformes de structure.
C'est aussi consolider nos régimes de retraite, comme nous avons également commencé à le faire pour le régime général et comme les partenaires sociaux l'ont fait pour les régimes complémentaires par les accords du 25 avril 1996.
C'est, enfin, adapter notre politique familiale pour répondre aux nouveaux besoins des familles dans une société où 80 % des femmes travaillent et où les enfants, grands, compte-tenu de la situation de l'emploi, restent de plus en plus tard à la charge de leurs parents.
Votre enquête, vous l'avez rappelé par allusion tout à l'heure, Monsieur le Président, le montre : 9 Français sur 10 pensent, à juste titre, que la famille est à la fois "le lieu de transmission des valeurs" et celui "où s'apprend la solidarité". On ne réglera aucun des problèmes majeurs auxquels notre société est confrontée, qu'il s'agisse de la violence, de la drogue, de la maltraitance des enfants, sans les familles, sans les parents.
Notre système de négociation collective doit, lui aussi, évoluer. Depuis le XIXe siècle, celui-ci s'est construit, en France comme ailleurs en Europe, autour des accords de branche. Aujourd'hui, dans une économie ouverte sur l'extérieur, soumise à une âpre compétition, c'est au niveau de l'entreprise que, partout dans le monde, la négociation se développe. C'est à ce niveau que peuvent être discutées et définies les conditions d'un équilibre entre les impératifs de compétitivité des entreprises, les aspirations des salariés et la création d'emplois. Le développement récent des négociations d'entreprise en matière d'aménagement et de réduction du temps de travail illustre bien cette dynamique.
Enfin, l'Etat lui-même doit redéfinir son rôle de garant de la cohésion nationale. Il lui faut s'affranchir d'une logique purement redistributive pour inventer de nouvelles formes de solidarité.
Au fil des années, nous avons laissé se développer une culture d'assistance peu respectueuse en réalité de l'autonomie et de la dignité des personnes. En voulant aider les femmes et les hommes en difficulté, nous avons parfois contribué à les exclure davantage encore, en les éloignant du marché du travail et de la vie sociale.
Il nous faut désormais substituer à cette culture d'assistance une culture de responsabilité. C'est-à-dire, chaque fois que c'est possible, transformer les prestations d'assistance en salaire versé pour rémunérer une activité, comme d'ailleurs les partenaires sociaux ont commencé à le faire en ce qui concerne les allocations d'assurance-chômage.
Nous devons aussi aider nos concitoyens à reprendre confiance face à l'emploi. Parce que les technologies évoluent sans cesse, parce que les métiers changent inévitablement, nul ne peut plus être assuré d'occuper le même poste de travail toute sa vie. La vraie sécurité de l'emploi aujourd'hui, c'est la capacité pour tout salarié de pouvoir passer d'un emploi à un autre.
C'est là, dans notre société, une source majeure d'angoisse individuelle et de crispation collective. Car de la certitude de devoir changer naît un sentiment profond de précarité, aussi bien pour ceux qui sont sans emploi, que pour ceux qui ont un emploi mais qui craignent de ne pas être bien armés pour faire face à des évolutions perçues comme une menace personnelle.
Pour reconstruire la confiance face à l'emploi, la France est aujourd'hui confrontée, comme d'ailleurs tous les pays industrialisés, à la nécessité absolue de mettre en oeuvre un véritable droit à la formation tout au long de la vie.
Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,
Vous observez depuis de longues années les tensions et les soubresauts qui agitent la société française. Vous mesurez l'ampleur des changements qu'exige la nouvelle donne économique mondiale.
Vous savez les difficultés qu'affrontent nos compatriotes, les inquiétudes qui sont les leurs. Vous connaissez aussi leurs ressources, leur esprit d'initiative, leur créativité.
Cette position d'observateurs engagés et proches du terrain fait de vous des experts de ces questions difficiles et essentielles pour l'avenir de notre pays comme pour l'avenir du modèle européen.
Par vos enquêtes, par vos analyses, par vos réflexions, vous participez, vous aussi, à la recherche d'une voie vers une société unie et solidaire, réconciliée autour de ses valeurs républicaines. Une société prête à relever le défi de la mondialisation, sans pour autant se renier.
Je vous en remercie.
|