UNESCO, Paris, le mercredi 18 février 1998
Monsieur le Directeur Général de l'UNESCO, Mesdames et Messieurs les Ministres, Messieurs les Présidents de la Fédération protestante de France et de l'Église Réformée de France, Mesdames et Messieurs,
Il est des événements, dans l'histoire d'un peuple, qui marquent les consciences et les esprits au-delà même de ce qu'ils furent. L'Édit de Nantes, dont nous célébrons le 400ème anniversaire, est de ceux-là. La place qu'il occupe encore aujourd'hui dans notre mémoire collective nous invite à questionner le passé et à réfléchir sur les leçons que nous pouvons en tirer pour le présent. Les grandes commémorations servent aussi à cela : nous permettre de mieux comprendre ce que nous sommes, et nous affermir dans nos engagements et dans nos combats.
L'Histoire, notre histoire est un long apprentissage de l'art difficile de vivre ensemble. C'est une longue suite de moments heureux ou malheureux, de succès et d'échecs, de déchirements et de retrouvailles, qui furent en vérité autant d'étapes vers la France d'aujourd'hui. Au long de ces épreuves, de ces tentatives, une nation s'est forgée et un peuple s'est rassemblé.
L'Édit de Nantes, il y a 400 ans, marquait l'un de ces moments où la France, qui n'en peut plus de ses divisions et de ses guerres fratricides, explore les voies de la paix et de la conciliation. Un moment fort de l'éveil de notre conscience nationale. Un moment placé sous le signe de la liberté et d'un commencement d'égalité.
Ce 30 avril 1598, la France sort, meurtrie, exsangue, de presque quarante ans de guerre civile. Terrible période pour notre pays, devenu l'épicentre des luttes farouches que se livrent, dans toute l'Europe, les tenants de l'Église de Rome et les partisans de la Réforme. Luttes attisées par les exigences de la Ligue qui regroupe, notamment, le peuple des villes. Luttes entretenues par les ambitions personnelles, la soif d'honneurs, de richesse, de pouvoir des grands féodaux. Luttes compliquées encore par les rivalités entre puissances européennes.
Aujourd'hui, c'est l'Édit de Nantes qui nous rassemble, et c'est Henri IV. Mais d'autres, avant lui, avaient entrepris d'apaiser les passions religieuses naissantes, de rapprocher les Français, de donner une place au protestantisme dans la société de l'époque.
Comment ne pas évoquer ici cet humaniste, cet homme de bonne volonté et aussi cet homme d'État qui eut la vision d'une France unie : Michel de L'Hospital .
C'est lui qui, par l'Édit de Romorantin, arrêta le développement de l'Inquisition en France. C'est lui qui, prenant acte des progrès considérables des églises réformées dans le royaume, tenta, lors du Colloque de Poissy, une première médiation entre catholiques et protestants. C'est lui qui fut l'artisan de la convocation des États Généraux par Catherine de Médicis en 1560, puis l'inspirateur de la grande Ordonnance d'Orléans de 1562 accordant déjà une certaine liberté de culte aux Réformés et l'égalité civile entre protestants et catholiques.
Las, les esprits n'étaient pas prêts. L'Ordonnance d'Orléans eut pour conséquence d'exaspérer les passions. Un an plus tard, le massacre de Wassy embrasait la France, " papistes " et " huguenots " voulant, les uns et les autres, assurer le triomphe de leur foi, et l'assurer par la force.
Mais au sommet de l'État, le souci d'apaisement fut constant. Des trêves furent signées, avec pour conséquences d'aviver les fanatismes.
Ce fut la paix d'Amboise en 1563. Sept ans plus tard, ce fut la paix de Saint-Germain, rompue dans le sang de la Saint-Barthélémy. La violence et l'horreur culminèrent en cette nuit du 23 au 24 août 1572, au cours de laquelle 3 000 protestants à Paris, 10 000 dans toute la France, furent sauvagement assassinés sur l'ordre du roi Charles IX. Le pays en état de choc, tout devint plus difficile : le dialogue, les compromis, la paix.
À leur tour, l'Édit de Beaulieu, de 1576, l'Édit de tolérance de Poitiers l'année suivante, puis celui de Nérac, enfin la Paix du Fleix conclue en 1580, furent des échecs. Néanmoins, ils annonçaient l'Édit de Nantes.
Déjà, ils accordaient l'amnistie aux " huguenots ". Déjà ils conféraient des "places de sûreté", des lieux de refuge qui étaient aussi des bastions sur lesquels les protestants exerçaient une quasi-souveraineté. La mesure peut nous surprendre. Dans la France d'aujourd'hui, on y verrait une atteinte grave au principe sacré d'unité, d'indivisibilité de la nation. On la jugeait pourtant indispensable en cette époque de terreur, où le sentiment d'insécurité était tel au sein de la minorité protestante, que la paix ne pouvait se concevoir qu'armée.
Déjà, ces grands textes de pacification admettaient les Réformés à tous les emplois et charges publics. Enfin, et c'est le plus important, ils leur accordaient la liberté de conscience, autorisant leur culte dans certaines villes, dans certaines limites territoriales, reconnaissant ainsi une dualité religieuse dans le Royaume.
L'Édit de Nantes vint dix-huit ans plus tard, au terme de deux années d'âpres négociations. Il promettait " union, concorde, tranquillité, repos " à une France épuisée. Tant bien que mal, il les lui assura pendant près d'un siècle.
Ce grand texte ne comportait rien, en réalité, qui fut radicalement nouveau. Certes, il allait un peu plus loin dans le sens des libertés accordées aux Réformés, mais la situation faite aux catholiques et aux protestants n'était pas la même. La règle, la loi commune, c'était la religion catholique, partout rétablie. L'exception, c'était le protestantisme, cantonné à son millier d'" exercices ", où les Réformés pouvaient publiquement célébrer leur culte.
Certes, en contrepartie du licenciement des armées huguenotes, le roi accordait aux protestants des places de sûreté : 150 environ. Châteaux ou places fortes situés pour la plupart dans la France du Sud, et d'une importance stratégique vitale.
Il est vrai encore que l'Édit de Nantes instituait auprès des Parlements, et dans certaines parties seulement du royaume, peuplées de fortes minorités protestantes, des chambres de justice spéciales, dites "mi-parties" composées de magistrats catholiques et réformés.
Vrai, enfin, que s'il imposait à tous les Français, et donc aux huguenots, de payer la dîme à l'Église de Rome, le roi s'engageait, par l'Édit, à verser aux églises réformées, à leurs pasteurs, à leurs " académies ", c'est-à-dire à leurs collèges et à leurs universités, une subvention annuelle assez généreuse. Il y a là, dans cette volonté de salarier le culte protestant, quelque chose de novateur, une annonce de la politique concordataire qui sera, deux siècles plus tard, celle de la France.
Mais au-delà de ces avancées, qui donnaient de nouvelles chances à une coexistence pacifique, ce qui fait la force de l'Édit de Nantes, c'est d'être porté par Henri IV, l'une des plus grandes figures de notre histoire.
Huguenot par sa naissance, élevé dans le culte réformé, contraint de changer six fois de religion sous la pression des événements, de l'opinion, parfois sous la menace physique, Henri IV fut tout le contraire d'un doctrinaire comme il fut aussi tout le contraire d'un sceptique.
Rien n'a été donné à ce Roi, qui a dû conquérir de haute lutte le pouvoir qui lui revenait, et dont la mémoire collective retient qu'il fut un rassembleur, un homme de compromis et d'ouverture, un chef pragmatique en même temps qu'un précurseur de l'idée nationale. L'Édit de Nantes, c'est aussi la rencontre d'un moment d'histoire et d'une personnalité d'exception.
Quatre siècles nous séparent de l'Édit de Nantes et, bien sûr, tout a changé.
Pourtant, sans solliciter l'Histoire de manière excessive, plusieurs leçons essentielles peuvent être tirées de l'Édit de 1598.
La première est une leçon d'unité. La terrible période qui a précédé l'Édit de Nantes est exemplaire des malheurs qu'apportent, dans un pays, les querelles et les déchirements. Maintes fois dans son histoire, la France a été confrontée aux démons de la guerre civile et de la haine. Des combats fratricides de la Guerre de Cent ans aux "grands égorgements" des guerres de religions. De la Fronde à la Terreur. De la Commune avec ses otages et sa répression à l'Affaire Dreyfus qui, sans faire couler le sang, divisa les Français comme un soc de charrue, nombreux furent les moments où la nation, encore balbutiante ou déjà constituée, souffrit de ses dissensions. La France est forte quand elle est rassemblée. Faible quand elle est divisée, faible quand se dilue l'idée nationale. L'union doit être la première ambition du politique. Pour y parvenir, Henri IV demandait "l'extinction de la mémoire des choses passées de part et d'autre". Mais comme le dit Saint-Augustin "se souvenir que l'on a oublié, c'est encore se souvenir". La solution est sans doute là : dépasser les blessures tout en gardant le souvenir de ces blessures pour construire l'unité.
La deuxième leçon est une leçon d'autorité de l'État. Seul un État fort, juste, rassembleur, pouvait ramener la concorde, garantir à chacun la sécurité, inspirer la confiance. Avec l'Édit de Nantes, l'État joue son rôle, un État centralisé qui décide pour les provinces, et assume ses missions essentielles de souveraineté. Un État incarné par le roi Henri IV, qui contraint l'un après l'autre les parlements rétifs à enregistrer son Édit. Les règles ne sont pas les mêmes pour toutes les régions de France, mais c'est l'État qui les fixe et qui engage sa responsabilité. C'est un principe qui conserve toute son actualité.
La troisième leçon est une leçon de "bonne gouvernance". L'Édit de Nantes, c'est le dialogue, plus le pragmatisme et l'intelligence politique, plus le courage et l'audace. Le dialogue, parce que ce grand texte fut le résultat de négociations qui durèrent près de deux ans, négociations difficiles, conduites notamment par le sage Duplessis-Mornay, mais où régnèrent la franchise, le respect mutuel des protagonistes et la volonté d'aboutir. L'Édit résulte d'un moment où les Français se parlent, essaient de se comprendre. C'est un fait -si j'ose dire- suffisamment rare au regard de notre culture pour qu'il soit salué.
Pragmatisme et intelligence politique. Henri IV fait passer l'essentiel -la paix civile et l'unité- avant les passions et les engagements des uns et des autres. Il comprend l'état psychologique du pays. Il perçoit que le temps est venu d'une paix durable qui justifie des efforts et des concessions accrus. Cette démarche illustre une évidence : les grandes décisions ne peuvent être prises contre un peuple mais doivent recueillir son assentiment et son soutien.
Mais pragmatisme n'est pas simple acquiescement à l'opinion publique et doit aller de pair, comme ce fut le cas pour l'Édit de Nantes, avec le courage et l'audace. En accordant la liberté de conscience, en reconnaissant l'existence légale du culte protestant, ce texte admettait qu'il n'y eût pas une seule religion, une seule vérité dans le royaume. Ce pluralisme, accepté au moins provisoirement, ouvrait un chemin qui devait conduire, beaucoup plus tard, à la laïcité, valeur essentielle de notre République.
Plus audacieusement encore, il mettait en oeuvre ce que l'on appellerait aujourd'hui "la discrimination positive". Les places fortes données aux huguenots, bastions qui étaient autant d'enclaves dans l'État, les chambres mi-parties, c'était reconnaître aux protestants le droit d'échapper à la règle commune, compensation, il est vrai, des persécutions passées. Cette démarche, qui consiste à affirmer que l'équité peut venir de l'inégalité, participe de la hardiesse et de la modernité de l'Édit de Nantes.
La dernière leçon est bien sûr une leçon de tolérance, doublée d'une leçon de vigilance. Le concept de "tolérance" est délicat à manier quand on évoque cette fin du XVIème siècle, car la chose était aussi peu familière que le mot. Mot qui eut d'ailleurs longtemps un sens péjoratif, désignant ce que l'on acceptait en le subissant plutôt qu'en le choisissant. Le véritable Édit de Tolérance sera celui de 1787 qui rétablit les protestants dans tous leurs droits civils.
Il n'empêche. L'Édit de 1598 est un premier pas sur le chemin du respect de l'autre, du souci de sa liberté et de sa dignité. L'attachement que suscite l'Édit de Nantes est d'abord une adhésion aux valeurs qu'il évoque, au premier rang desquelles la reconnaissance des différences. La France s'est renforcée et a connu, à partir de ce texte, une période plus sûre et plus sereine parce qu'avait été fait le choix de la tolérance, de la coexistence, et non celui de la haine et du rejet de l'autre.
Quatre cents ans après, c'est un choix exemplaire, qui appelle aussi, en corollaire, une constante vigilance. Ces dispositions de l'Édit de Nantes, conçu comme "perpétuel et irrévocable" furent, en effet, dès la mort d'Henri IV, petit à petit contournées, reniées au préjudice des huguenots jusqu'à être révoquées par Louis XIV quatre-vingt-sept ans plus tard, avec toutes les conséquences qu'eut cette décision : interdits, persécutions, conversions forcées, dragonnades, galères et exils.
Cela signifie que rien n'est définitivement acquis et que l'on ne doit jamais baisser la garde. La paix civile est toujours fragile. Les valeurs et les principes qui permettent la vie ensemble doivent être sans cesse réaffirmés et défendus.
Voilà, Mesdames et Messieurs, quels sont pour moi les grands enseignements de l'Édit de Nantes. Unité ; autorité de l'État ; sens du dialogue et pragmatisme ; courage ; tolérance et vigilance. Ce sont tout simplement les principes fondateurs de notre République.
L'Histoire a profondément marqué la communauté protestante de notre pays. Il n'est pas étonnant qu'elle ait été, de manière constante, aux avant-postes de tous les combats pour la démocratie et pour la justice. Vous savez, depuis des siècles, que ces valeurs essentielles qui sont au coeur de notre pacte républicain sont notre meilleur rempart. Entre l'uniformité qui étouffe, et le communautarisme qui sépare, le pluralisme est notre héritage le plus précieux. Commémorer l'Édit de Nantes, c'est parler de dignité et de liberté. C'est dire l'actualité de cet anniversaire, qui est d'abord un message de fraternité et un message d'espérance.
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