Paris, le vendredi 9 janvier 1998
Madame la Ministre de la Justice, Monsieur le Premier Président, Monsieur le Procureur Général, Mesdames et Messieurs,
Assurer une bonne justice doit être une préoccupation permanente des gouvernants et l'une des priorités de leur action. Ma présence cette année, comme les précédentes, à l'audience de rentrée de la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire témoigne de mon engagement personnel au service de cette ambition.
Il est inutile de s'attarder sur un constat que personne ne peut sérieusement discuter : nous n'avons pas su répondre à l'explosion du besoin de justice. Au contraire. Nous avons ajouté aux tâches des juges sans ajouter à leurs moyens. Nous avons rendu plus complexe leur mission par une prolifération de normes parfois incohérentes, souvent imprécises.
Il fallait réagir à cette situation alarmante pour l'équilibre de notre société, pour la protection des libertés individuelles, pour la sûreté des personnes, pour la sécurité des contrats. Il fallait répondre aux interrogations légitimes et de plus en plus fréquentes des praticiens eux-mêmes. Il fallait surtout répondre à l'attente très forte de nos concitoyens.
C'est ce que j'ai fait l'an dernier en lançant solennellement une réflexion sur les réformes souhaitables de notre institution judiciaire afin de lui permettre de remplir plus sereinement et plus efficacement sa mission.
La Commission que vous avez présidée, Monsieur le Premier Président, et à laquelle vous avez participé, Monsieur le Procureur général, a apporté une contribution remarquable à ce grand chantier. Je veux saluer la richesse et la pertinence de vos analyses et de vos propositions. Le Gouvernement, pour sa part, a approfondi sa réflexion et présenté une première communication, elle aussi riche d'intentions et de propositions. Il importe que cette réflexion se développe maintenant dans le grand débat parlementaire d'orientation que j'ai demandé au Premier ministre d'organiser très prochainement sur ce sujet.
Monsieur le Premier Président, Mesdames, Messieurs, permettez-moi d'exprimer devant vous les convictions qui m'animent dans cette affaire essentielle pour notre pays.
Je place au premier plan la modernisation de notre institution judiciaire. Il ne saurait y avoir de progrès de la justice au XXIe siècle si celle-ci, d'abord, n'est pas capable de traiter rapidement, efficacement, simplement, les contentieux sans cesse croissants qui lui sont soumis.
Or la simple observation de la réalité, que votre Cour connaît bien, nous montre que non seulement ce but n'est pas atteint, mais encore que nous nous en éloignons chaque jour un peu plus, malgré quelques efforts louables faits au cours de ces dernières années et en particulier, Madame le Garde des Sceaux, dans le budget que vous avez fait voter.
Il est temps aujourd'hui de présenter un plan d'ensemble de modernisation de la justice. Pour être crédible, il devra être précis, c'est-à-dire articuler une série de mesures législatives ou réglementaires concrètes dans un calendrier rigoureux. Il devra traduire l'effort budgétaire que la communauté nationale est prête à consentir pour construire un service public de la justice digne de notre pays. Il faut effectuer un véritable saut quantitatif et ne plus se contenter de ce que nous avons toujours fait c'est-à-dire d'améliorations à la marge.
Parmi les mesures indispensables, outre les dispositions d'urgence nécessaires à l'évacuation des stocks, dans les Cours d'appel notamment, il conviendra de mettre en oeuvre la réforme de la carte judiciaire. Elle devra être menée en conjuguant les exigences d'une bonne utilisation des moyens engagés par la collectivité, avec celles de l'aménagement du territoire et de la proximité.
Il faudra réaménager nos procédures, notamment civiles, voire repenser notre organisation judiciaire, pour que le cours d'une justice accessible à tous soit rendu plus simple et plus rapide.
Plusieurs des projets étudiés à la Chancellerie depuis trois ans, ou des rapports remis par diverses autorités reconnues, vont dans ce sens. Il convient maintenant de les organiser dans une vision d'ensemble et de fixer le calendrier de leur réalisation.
N'hésitons pas à poser les problèmes dans leur réalité.
Ainsi, par exemple, convient-il de maintenir le principe de la collégialité des formations de jugement ? Jusqu'où, et dans quels domaines, faut-il recourir au juge unique ?
Faut-il appliquer immédiatement les jugements de première instance afin d'éviter les longueurs de l'appel et quelles seraient les exceptions à cette nouvelle règle de l'exécution immédiate ?
Faut-il rétablir l'obligation d'un avocat pour les pourvois devant la Chambre sociale de votre Cour ?
Faut-il regrouper en un greffe unique les fonctionnaires qui travaillent aux trois niveaux de l'instance, de la grande instance et de l'appel ?
Comment peut-on tirer profit, dans la sécurité juridique, des nouvelles techniques informatiques pour la transmission des pièces entre les parties et les juridictions ?
Y-a-t-il des domaines du droit pour lesquels l'office du juge pourrait être remplacé par celui d'un officier public ou par une procédure de médiation ?
La formation des magistrats et celle des auxiliaires de justice peut-elle être en grande partie commune ?
Voici quelques exemples des questions concrètes que beaucoup se posent. Elles appellent, sans tarder, des décisions auxquelles tous les acteurs de la justice devront naturellement participer.
Ma deuxième conviction concerne la procédure pénale. Je suis déterminé à renforcer les garanties offertes au justiciable et à faire en sorte, en particulier, que la présomption d'innocence, valeur constitutionnelle, soit respectée. Ceci suppose une réelle adaptation de notre justice pénale à l'évolution et à l'augmentation de la délinquance moderne. L'on ne peut plus se satisfaire des réformes multiples et souvent de circonstances qui, depuis près de trente ans, ont surchargé notre procédure pénale sous un amas de sédiments législatifs qui viennent compliquer, parfois au-delà du raisonnable, la tâche des praticiens. Le moment est venu de remettre à plat l'ensemble de notre procédure pénale pour l'adapter, comme on le fit du Code pénal en 1994, aux exigences de notre temps, et aux impératifs d'efficacité, de lisibilité et de protection des libertés individuelles.
J'ai quelques difficultés à penser que, dans le pays des droits de l'homme, pays, le nôtre, si volontiers donneur de leçons au reste du monde, nous n'arrivions pas à concilier, à tous les stades de la procédure, l'efficacité qu'exige la société et le respect de la dignité humaine.
Dans le rapport de la Commission que vous présidiez, Monsieur le Premier Président, vous avez écarté les solutions que l'on pourrait qualifier de radicales ou révolutionnaires. Vos propositions n'en sont pas moins fortes, qu'il s'agisse, entre autres, de la présence d'un avocat dès le début de la garde à vue, des modalités de décision de mise en détention, de la durée des informations, des rapports avec les médias. Je souhaite que le Gouvernement examine la totalité de vos suggestions et, aussi rapidement que possible, élabore les textes nécessaires pour mettre en oeuvre des idées qui, bien appliquées, devraient apporter des améliorations incontestables et souhaitées.
S'agissant de l'indépendance de l'autorité judiciaire, indépendance dont je suis le garant, j'avais souhaité, pour lever un soupçon qui pèse sur notre vie publique, que soient examinées, sans préjugé, toutes les solutions, y compris les plus radicales. Je vous ai lu, j'ai écouté le Premier ministre et je vous ai écouté, Madame le Garde des Sceaux, ministre de la Justice, j'ai lu les nombreuses prises de position de personnalités éminentes. Comme je le souhaitais, un débat d'idées s'est instauré, avec des arguments sérieux, des prises de position responsables. Peut-être d'ailleurs auriez-vous remarqué comme moi que, du jour où j'ai moi-même envisagé comme une possibilité la rupture du lien entre le ministre de la Justice et le Parquet, cette solution a paru perdre de son attrait au point que seuls ses détracteurs semblent aujourd'hui s'exprimer ?
Sans occulter les autres questions que j'ai évoquées, ce débat doit se poursuivre. J'ai, bien sûr mon idée, mais j'attends avec intérêt les contributions que pourront apporter les Parlementaires. Il nous faut en effet évaluer sereinement toutes les conséquences des diverses solutions possibles, qu'il s'agisse du maintien comme de la suppression du principe hiérarchique, voire, comme le suggèrent ici ou là des voix autorisées, de la séparation du siège et du parquet, ou de toute autre formule que je qualifierai d'intermédiaire. L'enjeu est de choisir en toute lucidité, à la lumière aussi des expériences des pays voisins, la meilleure des solutions. Celle-ci en tout état de cause, devra s'inspirer de l'intérêt général pour éviter les deux écueils contraires de l'interventionnisme politique et de la tentation corporatiste. Elle devra surtout ne pas oublier que, dans notre pays, la justice procède, en dernière analyse, du peuple souverain au nom duquel elle est rendue et que la responsabilité du juge, même si elle peut se poser en des termes différents de celle des autres serviteurs de l'État, est le corollaire indissociable de leur indépendance. * * * En cette audience solennelle qui est toujours un moment privilégié de notre vie judiciaire, je souhaite que l'année nouvelle nous permette de marquer des progrès incontestables dans la réforme de la justice.
Monsieur le Premier Président, Monsieur le Procureur Général, Messieurs les Présidents de Chambre, Mesdames et Messieurs les Conseillers et Avocats Généraux, Mesdames et Messieurs les Conseillers référendaires, je vous présente mes meilleurs voeux, mes voeux les plus chaleureux pour vous-mêmes, pour les vôtres et surtout pour l'accomplissement de votre très haute mission.
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