Paris, le jeudi 13 avril 2000
Monsieur le Premier Ministre,
Madame et Messieurs les Ministres,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs,
Ce 13 avril est un jour-symbole d'ouverture au monde et de reconnaissance. Aujourd'hui, plus de cent chefs-d'oeuvre venus d'Afrique, d'Insulinde, d'Océanie, des Amériques et d'Arctique font leur entrée au Louvre.
A l'issue de près d'un siècle de controverses et de débats passionnés, un art aux multiples facettes, aux multiples créations, aux multiples histoires, un art qualifié tour à tour de "primitif", de "premier, de "primordial" selon les époques ou les exégètes, sans qu'aucun de ces termes approchent de sa vérité, rejoint enfin et pour toujours les cimaises de notre plus prestigieux musée. Pour la France, mais aussi pour de nombreux pays engagés dans cette belle aventure, c'est un grand moment culturel, et par-là même un grand moment politique que je suis profondément heureux de vivre avec vous.
La politique, c'est d'abord une vision du monde, un rapport au monde, un ensemble de choix. Tout, dans la cité, concourt à exprimer ces choix et ce rapport au monde. Loin de se cantonner dans les assemblées, les lieux officiels de débats, les lieux de décision, la politique au sens propre, c'est-à-dire l'action au service de la cité, s'affirme partout, parce que rien n'est neutre, parce que tout est porteur de sens. A cette aune, le culturel est aussi signifiant que l'éducatif, l'économique, le social. Et au sein du culturel, les musées sont porteurs d'un ensemble de messages forts. Souvent, ils en disent aussi long sur les époques, sur les mentalités, sur leurs maîtres-d'oeuvre que sur les oeuvres qu'ils exposent.
Ainsi, depuis 20 ans, au sein des institutions les plus prestigieuses, comme le Grand Louvre, le Musée d'Orsay ou le Centre Georges-Pompidou, mais également dans beaucoup d'autres grands musées, en province, se sont affirmés un esprit d'ouverture, une sensibilité aux attentes nouvelles du public qui ont accompagné et hâté l'évolution de ses références, de ses modèles, de ses sources d'initiation. La création artistique contemporaine a largement bénéficié de cette disponibilité qui est aussi un parti-pris.
Aujourd'hui, et cela est vrai depuis plusieurs années, ce sont les arts et les civilisations sur lesquels nous avons durablement porté un regard convenu, qui font l'objet de ce mouvement irréversible, où il entre de la curiosité, de la générosité et aussi du respect.
Longtemps en effet, les arts non occidentaux, ceux qui étaient extérieurs en quelque sorte au creuset indo-européen d'où sont issues nos propres cultures, sont entrés dans nos collections dans des circonstances hélas douloureuses, sur fond de colonisation. Ce fut pour l'Europe un temps de conquête et d'expansion économique, mais ce fut aussi, pour les contrées colonisées un temps d'humiliation et de souffrance, que Jean-Paul Sartre a pu décrire comme un "énorme cauchemar".
Progressivement, durant la seconde moitié du XXe siècle, nous avons construit pas à pas avec ces pays de nouveaux rapports, fondés sur la compréhension, le respect mutuel, le dialogue et l'échange. Peu à peu l'occident, a pris la mesure de la dimension culturelle de ces civilisations, dans toute sa diversité, sa complexité, sa richesse, une dimension longtemps occultée par l'arrogance et l'ethnocentrisme.
Le temps était venu de donner une plus grande visibilité à ces relations nouvelles, placées sous le signe de la reconnaissance, du partage, de la fraternité. C'est pourquoi j'ai souhaité que les arts premiers trouvent en l'an 2000 leur juste place dans les institutions muséales de France.
"Arts premiers", "Arts primitifs". Les termes sont conventionnels, donc commodes, même s'ils donnent lieu à une querelle sémantique.
Ils ont cependant, à mes yeux, le double défaut de définir des sociétés en fonction non de leurs caractéristiques propres mais de leur contribution ponctuelle à l'histoire esthétique de l'occident, et surtout, ce qui est plus grave encore, de prétendre désigner des peuples sans histoire. Or, il n'y a pas de plus grande injustice que de refuser à un peuple le droit à l'histoire. C'est aussi pour cela, pour que ces civilisations soient abordées dans leur existence propre et leur historicité, pour témoigner de la contribution des régions les moins connues du globe au génie de l'humanité que j'ai souhaité le futur Musée du quai Branly, ainsi que la présence permanente au Louvre, dans cette salle des Sessions, de ces chefs-d'oeuvre lointains.
Le Musée du Louvre est aussi, et a été dès l'origine, un musée d'histoire, et le généreux substitut d'un voyage dans le temps et dans l'espace. Les Arts Premiers n'ont pas toujours été absents du Louvre. Du cabinet de curiosités de Vivant Denon, des collections ethnographiques du musée Dauphin, rapportées par Bougainville, Lapérouse, Duperey ou Dumont d'Urville, en passant par la passionnante expérience du musée américain, l'art des cinq continents a participé à l'histoire de ce formidable musée et plusieurs des oeuvres exposées au pavillon des Sessions ne font peut-être que revenir, à quelques mètres près, à leur premier lieu d'exposition en occident.
Pourquoi cette entrée ou ce retour au Louvre ?
Parce que le Louvre n'est pas simplement l'un des plus grands musées du monde, pour ne pas dire le plus grand. Il est aussi, qu'on le veuille ou non, dispensateur d'un prestige, d'une renommée dont il serait injuste d'écarter des civilisations entières.
Je sais que le Louvre, et c'est la position de son Président-directeur que je salue amicalement, souhaite assigner des limites à son considérable champ de compétence. Qu'il se propose de devenir Musée de l'art occidental et de ses sources directes plutôt que Musée universel, prenant sa place, parmi les musées " spécialisés " qui, le long de l'arc de la Seine, complètent harmonieusement le paysage parisien. Le prochain fleuron en sera le Musée Guimet qui réouvrira bientôt ses portes après une rénovation qui s'annonce tout à fait remarquable.
Permettez-moi, néanmoins, de souligner combien il fait sens, pour les pays d'origine, de voir leurs cultures reconnues dignes d'être présentées dans ces murs. Sans doute est-ce là la rançon du succès. Le Louvre, emblème culturel, est bien le lieu d'une consécration symbolique. J'en veux pour preuve les réactions d'enthousiasme suscitées par le principe de cet avant-poste du quai Branly au Louvre, réactions que j'ai pu constater tout au long de mes déplacements à l'étranger, dans les pays représentés dans ces murs. En témoignent aussi et surtout votre présence, Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs.
Je me réjouis que les oeuvres exposées dans cette salle des Sessions puissent être confrontées aux nombreuses formes d'expression artistiques présentes au Louvre. En cela, parce qu'il y a possibilité d'une mise en relation avec d'autres productions culturelles, ce lieu est un manifeste, porteur d'un message fort. Tant que le message aura besoin d'être transmis, tant que le Louvre sera pour le public le symbole de reconnaissance qu'il est aujourd'hui, ces salles rempliront leur juste mission.
Le message est bien sûr d'autant plus fort que l'émotion est présente, et le choc esthétique violent. C'est l'immense travail, l'immense savoir de Jacques Kerchache qui doivent être salués, ainsi que le grand talent de Jean-Michel Wilmotte. C'est à eux que nous devons la cohérence, la lisibilité, la beauté du parcours proposé. Ils ont été efficacement servis par le savoir-faire et l'expérience de l'Etablissement public des travaux culturels, présidé par Monsieur Jean-Claude Moreno.
Cette salle des Sessions n'a pas pour objectif, chacun l'aura compris, d'offrir un condensé de l'histoire culturelle de quatre continents, mais plutôt une anthologie éclairée, subtile et inspirée, qui donne à voir, à sentir et à comprendre une centaine de chef-d'oeuvres présentés dans le respect de l'architecture du Louvre. La connaissance exceptionnelle qu'a Jacques Kerchache du corpus mondial des oeuvres et la familiarité admirablement maîtrisée de Jean-Michel Wilmotte avec le Palais ont permis de réussir ce difficile pari. Je les en remercie.
Autour d'eux, la mobilisation a été forte. Je pense à tous les musées qui ont complété, par des mises en dépôt, les oeuvres issues des collections nationales du Musée de l'Homme et du Musée des arts d'Afrique et d'Océanie. Je pense aux collectionneurs, passionnés par le projet et qui ont fait des dons très importants. Qu'ils en soient chaleureusement remerciés. Je pense aux pays d'origine des oeuvres, qui ont, eux aussi, consenti des prêts ou des mises en dépôt. Décidément, la générosité, l'enthousiasme, l'imagination ont été au rendez-vous de ce pavillon des Sessions.
Demain, en 2004, c'est le Musée du quai Branly qui sera inauguré, en même temps que seront réalisés un concept, une idée.
L'idée, c'est de dépasser définitivement l'absurde querelle entre l'approche esthétique et l'approche ethnographique ou scientifique. Tout simplement parce qu'il n'est pas d'amour réel de l'oeuvre, de respect de sa place dans le cheminement de l'humanité, sans compréhension de la société et des forces sociales ou mystiques qui ont porté sa création.
L'idée, c'est de donner à comprendre, dans la présentation en occident des arts et des sociétés non européennes, une profondeur historique que l'esprit colonial ou la fascination pour l'état de nature leur avaient trop souvent dérobé.
L'idée, c'est de lancer une vaste politique de collaboration et d'échange avec toutes les nations ou toutes les régions représentées. Des conventions de coopération culturelle et scientifique ont d'ores et déjà été signées, avec des pays étrangers ou des territoires d'outre-mer, qui prévoient des réalisations communes, qu'il s'agisse par exemple d'expositions temporaires, de banques de données scientifiques ou de produits multimédia.
Voilà ce qui porte la philosophie du futur Musée du quai Branly, une philosophie magnifiquement servie par Jean Nouvel, dont le projet est exposé en ce moment au Centre Georges-Pompidou.
Lieu de découverte et d'écoute, ce musée s'attachera à rendre aux oeuvres leur primauté et leur force d'émotion, tout en proposant de multiples clés de lecture, historiques, fonctionnelles, contextuelles.
Lieu de présentation et de conservation de collections, issues pour la plus grande part des actuelles collections du Musée de l'Homme et du Musée des arts d'Afrique et d'Océanie, il sera également un pôle de recherche, d'enseignement, de coopération et de diffusion nationale et internationale des connaissances. Instrument précieux au service des chercheurs, des étudiants français et étrangers, il complétera un ensemble de très haut niveau, composé notamment de l'Institut des hautes études en sciences sociales, du CNRS, du Muséum, de l'Ecole des langues orientales. C'est en cela que la double tutelle du ministère de la Culture et du ministère de l'Education nationale, voulue par le Gouvernement, est pertinente autant qu'originale.
Outil de réconciliation sociale et de reconnaissance, il sera pour les jeunes générations, je l'espère, un espace de confrontations culturelles fructueuses.
Le Musée du quai Branly se devra donc d'être un lieu d'apprentissage et d'exploration, de rencontre et de collaboration, ouvert au monde et sur le monde.
Je voudrais remercier toutes celles et tous ceux qui, depuis 1996, se sont associés à cette aventure et qui l'ont rendue possible, et d'abord les Premiers ministres, notre Premier ministre, Monsieur Jospin, naturellement et aussi son prédécesseur Monsieur Alain Juppé qui ont toujours apporté un soutien sans faille à ce projet, les ministres de l'Education nationale, Messieurs Allègre et Bayrou, les ministres de la Culture, Madame Trautmann et Monsieur Douste-Blazy, sans oublier naturellement le nerf de la guerre, c'est-à-dire les ministres des Finances successifs. Et je sais que je pourrais compter sur Monsieur Fabius, Monsieur Lang, Madame Tasca, que je salue ici, pour poursuivre cette fructueuse collaboration. Grâce à tous, le projet du quai Branly dont nous découvrons aujourd'hui une première expression dans ce pavillon des Sessions, est ce que doit être tout grand projet culturel : le projet de la France tout entière.
Je voudrais aussi remercier ceux qui, jour après jour, transforment les idées en réalités. Je pense à Jacques Friedmann, qui fut le président de la mission de préfiguration, puis du conseil d'orientation du Musée du quai Branly, au Président de l'Etablissement, Monsieur Stéphane Martin, ainsi qu'à toute son équipe que nous avons saluée tout à l'heure et dont je voudrais souligner la compétence et l'engagement.
Grâce à vous tous, un chapitre est en train de s'écrire dans les relations de la France avec les pays non occidentaux. Grâce à vous tous, Paris, qui comptait déjà quelques-uns des plus beaux musées du monde, à commencer bien sûr par le Grand Louvre, pourra s'enorgueillir d'un nouveau fleuron.
Mesdames, Messieurs, je vous remercie.