La Haye, Pays-Bas, le mardi 29 février 2000
Monsieur le Président, Madame et Messieurs les Juges de la Cour internationale de justice,
Je vous remercie, je vous remercie pour votre hospitalité et pour les mots de bienvenue que vous m’avez adressés. Ils témoignent, c’est vrai, d’une relation ancienne et dense entre mon pays et l’institution que vous présidez. Ils reflètent l’accord entre votre mission et l’idée que la France se fait d’une société internationale civilisée. Une société internationale policée, régulée par le droit.
Dès que fut arrêté le principe de ma visite d’Etat aux Pays-Bas, j’ai souhaité participer à une séance solennelle de la Cour. Je tenais à rendre hommage à la place éminente qu’elle occupe au service de la paix et du règlement pacifique des conflits ou des différends internationaux.
Rendre hommage aussi à La Haye, centre du droit international public et de la justice internationale. Il y a trois siècles déjà, vous l’avez cité, Monsieur le Président, l'Abbé de Saint-Pierre proposait d'établir aux Pays-Bas le sénat et le tribunal chargés de contrôler la sécurité en Europe. "Voilà, disait-il, le plus paisible de tous les peuples, et le plus intéressé de tous à la conservation de la paix".
Cette visite est également pour moi l’occasion de vous rendre hommage, Monsieur le Président. Vous appartenez à une lignée d’illustres juristes français : René Cassin, dont chacun connaît la contribution irremplaçable aux progrès de la conscience universelle ; Jules Basdevant, qui fut l’un des pères fondateurs de la Cour ; Guy Ladreit de Lacharrière, votre prédécesseur, trop tôt disparu.
Votre élection par vos pairs témoigne de l’autorité qui est la vôtre comme de la confiance dont vous jouissez. Elle honore la France, qui reste, soyez-en assuré, un allié et un soutien pour la Cour, au service d’une vision des relations internationales : le monde, de plus en plus, a besoin d’un organe judiciaire suprême pour assurer le primat de la règle de droit.
Monsieur le Président,
La fin de la guerre froide a éloigné la menace nucléaire. Mais en même temps, dans un contexte nouveau, ont ressurgi des affrontements régionaux et internes, des conflits ethniques et de nationalités, des guerres de revendication territoriale. Ce mouvement se poursuit sous nos yeux, avec toutes ses atrocités.
Les dernières années du siècle ont été marquées par des crimes contre l’humanité, par des génocides. Le cortège d’horreurs qui les accompagne choque profondément la conscience universelle. Nos concitoyens, toujours mieux informés, exigent que cessent massacres et destructions. Ils exigent que la communauté internationale réagisse. Que justice soit faite. Ils espèrent en la force dissuasive d'une sanction effective.
Cette exigence a conduit à la création des tribunaux pénaux internationaux. Progrès impensable voici seulement dix ans. Qu’il s’agisse du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie, dont je rencontrerai tout à l’heure les membres, de celui créé pour juger les responsables du génocide au Rwanda, ou de la prochaine Cour pénale internationale, l'esprit est le même. L’opinion publique mondiale n’accepte plus que les pires criminels s’abritent derrière la raison d’Etat ou la souveraineté nationale pour commettre impunément leurs exactions. Elle exige des enquêtes et des sanctions.
Mais le recours à ces tribunaux n’est-il pas la preuve que l'irréparable a été commis, que la communauté internationale a échoué dans sa mission ?
Et de même, lorsqu’une guerre éclate, n'est-ce pas le signe que la communauté internationale a failli à sa mission de préservation de la paix ? Plus que jamais, il faut développer les mécanismes de prévention des conflits et de règlement pacifique des différends.
Nous savons tous le rôle qui revient au Conseil de sécurité dans cette tâche. Mais nous savons aussi que la Charte confère à la Cour internationale de justice une mission essentielle. Elle est l’organe judiciaire principal des Nations Unies, un lieu privilégié du règlement des différends internationaux qu’il faut promouvoir avec détermination.
Fondée sur la volonté des Etats qui y ont recours, l’approche juridictionnelle constitue un progrès de la civilisation. Il en va des Etats comme des individus. Le recours au juge offre l’avantage de la neutralité, de l'impartialité, de l'indépendance, de la soumission à une loi reconnue par tous.
Lorsque les bonnes volontés sont là, la recherche d'un règlement négocié s'en trouve facilitée : parfois même, l’affaire ne va pas à son terme et les parties, encouragées, trouvent une solution avant que les juges aient tranché.
Le recours au juge aide à " sauver la face ", cet élément si important dans la vie internationale : nul ne cède à la force, chacun s'incline devant le droit et la raison.
Voilà pourquoi, depuis sa création en 1946, la Cour internationale de justice s’est pleinement imposée. Comme en témoigne le nombre croissant d’affaires portées à sa juridiction, notamment depuis la fin de l’affrontement Est-Ouest.
Cette confiance des Etats, la Cour la doit avant tout à ses juges. Ils ont su, de décennie en décennie, transcender leurs différences nationales, politiques, culturelles, et développer des procédures d’instruction et de jugement unanimement reconnues et acceptées. Ils ont su, avant tout, faire adopter une lecture commune de la règle internationale.
L’autorité des décisions, leur rapidité quand la situation l’exige, leur sage maturation lorque les données demeurent trop incertaines, ont fait de la Cour une enceinte vers laquelle se tournent de plus en plus naturellement les Etats. La France, pour sa part, s’est toujours présentée avec confiance devant la Cour, dans les affaires où elle devait faire entendre sa voix.
A l'avenir, il conviendra sans doute de rendre plus systématique le recours à votre juridiction pour le règlement des différends entre Etats. La France souhaite que la Cour puisse assumer, dans toute leur plénitude, les responsabilités qui lui incombent, comme elle est déterminée à ce que les Nations Unies puissent, à l'aube du XXIe siècle, jouer tous leurs rôles.
Les Etats embarrassés par des litiges anciens, qu'aucune négociation n'a permis de surmonter, doivent être fermement encouragés à faire appel à la Cour. Le règlement du douloureux contentieux entre la Libye et le Tchad s’est révélé exemplaire. Et je voudrais saluer la sagesse de nombreux autres Etats, notamment africains, qui ont récemment saisi la Cour de contentieux territoriaux délicats.
Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les Juges,
L’extraordinaire accélération des échanges humains a donné naissance à une nouvelle société internationale. Les acteurs se multiplient et dialoguent à l'échelle mondiale. Aux côtés des Etats, dont les relations s'intensifient, s'affirme l'influence des organisations internationales ou régionales, des entreprises, des ONG.
Cette mondialisation, nous voulons tous aujourd'hui la maîtriser, l'humaniser. Mais qui en fixera les règles ? Cette tâche revient d'abord aux Etats. Il leur appartient d'élaborer les mécanismes nécessaires pour qu'une société de droit s'établisse à l'échelle planétaire, assurant la justice et la stabilité des relations entre ses membres.
L’Etat, sur la scène mondiale, devient de plus en plus législateur, après avoir été longtemps diplomate et guerrier. La Cour permanente de justice internationale le notait dès 1923 : lorsqu'il conclut un traité, l'Etat n'abandonne pas sa souveraineté, il l'exerce.
La prolifération d’institutions et de traités qui accompagnent la mondialisation et couvrent des domaines de plus en plus divers, pose une question essentielle : sommes-nous encore capables d'assurer la cohérence de l'ensemble au service du bien commun ? Comment assurer la convergence du droit, face à la juxtaposition d'organes juridictionnels spécialisés, chargés de garantir le respect d'accords internationaux qui se multiplient ?
Je souhaite que la Cour se voit confier un rôle précis dans ce domaine. Un rôle régulateur de conseil des organisations internationales, comme le prévoit d'ailleurs la Charte.
Lorsqu’apparaissent des contradictions entre les droits internationaux de l'environnement, du commerce, des normes sociales, il faut disposer d’un lieu où s’élabore leur articulation. Pourquoi ne pas recourir pour cela aux avis consultatifs de votre Cour ? Réfléchissons à des moyens pour faciliter sa saisine à cette fin.
Dans le même esprit, ne faut-il pas prévoir que les traités qui mettent au point des mécanismes de règlement des différends établissent explicitement une articulation avec la Cour ? Lorsque ces traités ou conventions créent une nouvelle juridiction, n'est-il pas souhaitable que celle-ci puisse poser à la Cour des questions préjudicielles en vue d'éclairer des points de droit d'intérêt général ?
Monsieur le Président,
Madame et Messieurs les Juges,
Recours accru à votre juridiction pour le règlement des conflits entre Etats, pour la cohérence des activités des organisations internationales, pour la bonne articulation des conventions. Ce surcroît d'activité n’ira pas sans un ajustement de vos ressources. Et si votre institution a toujours eu à coeur d'évaluer au plus juste les dotations qu’elle demande, elle doit pouvoir néanmoins assumer toutes ses tâches en disposant des moyens matériels et humains nécessaires, et ceci dans le plein respect du bilinguisme. La France vous y aidera.
D’une certaine façon, avec le siècle qui s'achève, la Cour a tourné une page de son existence. Page brillante, qui a vu votre juridiction naître et s'imposer parmi les grandes institutions de la paix et du dialogue entre les nations.
Aujourd'hui, dans un monde où se développe de plus en plus le droit international, un monde qui tolére, heureusement, de moins en moins le recours unilatéral à la force, la tâche de la Cour internationale de justice s’annonce immense. C'est une ère nouvelle qui commence pour elle.
Sous votre impulsion, j’en suis convaincu, la Cour s'imposera toujours davantage par sa sagacité, la justice et l'équité de ses décisions. Toujours davantage, elle bénéficiera de la confiance des Etats, et je puis vous le dire, d'abord de la France.
Je vous remercie.
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