Amsterdam, Pays-Bas, le lundi 28 février 2000
Majesté,
Permettez-moi d’abord de vous dire combien mon épouse et moi-même sommes sensibles à votre présence parmi nous aujourd’hui, et nous vous en remercions de tout coeur.
Altesse Royale,
Madame la Ministre,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,
Hollandais et Français ont écrit une page importante de l'histoire des sciences. Au XVIIe siècle, Descartes s'installait à Amsterdam, dont il goûtait la liberté et la quiétude, tandis que Christiaan Huygens était appelé par Colbert à devenir le premier directeur de la nouvelle Académie des sciences. Je cite Huygens, -en demandant à sa Majesté de pardonner mon expression, j’ai essayé de le prononcer comme on le prononce ici, mais je n’y suis pas arrivé, alors, j’ai préféré faire acte de modestie- " Je ne vivrai jamais plus heureux qu'en cette ville ", il parlait là de Paris, " où la communauté ", disait-il, " d'hommes érudits et une politesse unique au monde m'attachent tous les jours davantage ". On ne pouvait pas être plus aimable. Echange exemplaire, qui illustre la force d'un lien vivace, puisque la France demeure parmi les premiers partenaires scientifiques des Pays-Bas.
Et tandis que votre pays s'imposait en Europe comme le pionnier de la liberté de pensée et d'expression, l'appétit de science et de beauté des Français aboutissait au Grand siècle, puis à l'Encyclopédie.
Nos deux grandes nations ont, au cours de l'histoire, décliné chacune à sa façon l'invention démocratique, l'enracinement de la liberté, la synthèse des droits et des devoirs des citoyens, les rapports entre la société et l'Etat, et nous pouvons en être fiers. Nous partageons les mêmes valeurs fondamentales, mais nous n'en déduisons pas toujours exactement les mêmes pratiques.
D'où l'importance du dialogue entre nous sur les questions éthiques liées à la démarche scientifique.
Je suis heureux d'avoir pu répondre à l'invitation de M. le Professeur Reneman à participer à une séance de votre Académie consacrée à ces questions.
Je me réjouis des travaux qu'elle a engagés avec son homologue française. Voici quelques semaines, je disais au membre de notre Académie le souci d'un dialogue plus soutenu entre les scientifiques et les responsables politiques. Aujourd'hui, j'ai écouté très attentivement les préoccupations exprimées brillamment par le Professeur Bach et le Professeur Galjaard, dont nous savons les compétences et aussi l'exigence. Je me réjouis que vous ayez décidé d'organiser ensemble une réflexion sur la bioéthique.
Que vos Académies conduisent des travaux communs est déjà très positif, car la confrontation des savoirs, des intelligences et des expériences a toujours été indispensable au progrès des connaissances. Mais que vous réunissiez bientôt un colloque sous les auspices de l'éthique, en l'occurrence de la bioéthique, est encore plus significatif. Si, en effet, les hommes de science que vous êtes décident d'examiner des questions aussi éminemment morales et politiques, c'est que ces questions seront aussi déterminantes pour l'avenir de la science que pour le futur de l’homme.
L'éthique est déjà en marche quand les savants rencontrent les philosophes, quand les juristes dialoguent avec les médecins, quand les uns et les autres confrontent leurs visions du progrès, de la vie, de la liberté, quand chacun s'exprime au nom de l'idée qu'il se fait du bien de l'homme.
Elle l'est plus encore lorsque le débat peut s'enrichir de l'expression de sensibilités nationales spécifiques. Même si nos cultures puisent leurs références dans des valeurs communes, elles nous portent en effet à aborder différemment nombre de questions de société, comme par exemple la toxicomanie ou l'euthanasie. Nous ne sommes pas toujours tentés de nous imiter, mais nous sommes curieux de nous comprendre et de nous ouvrir davantage les uns aux autres. Et c'est la richesse intellectuelle de l'Europe que de permettre ce type d'échanges.
L'éthique des sciences est devenue essentielle. L'accélération du progrès scientifique est telle aujourd'hui que la question de l'avenir de l'homme se pose comme elle ne s'est jamais posée, je crois, dans l'histoire. Nos sociétés ont besoin d'éthique comme elles ont besoin de sécurité, parce qu'elles veulent être rassurées sur leur propre avenir.
Jamais le progrès des connaissances n'est allé plus vite, perçant les mécanismes les plus secrets de la vie biologique. Tout donne à penser que les prochaines années seront marquées par des avancées considérables dans les domaines de la génétique, ce fut évoqué, et de la biologie. Ces progrès sont porteurs de nouvelles révolutions médicales, notamment pour la lutte contre le cancer, les myopathies ou les maladies infectieuses. Ils serviront l'homme dans ce qu'il possède de plus précieux, sa santé. Ils feront reculer la souffrance. Ils sont attendus avec une immense espérance.
Pourtant, jamais les interrogations n'ont été plus fortes sur les relations entre l'homme et son environnement, sur les effets d'une exploitation désordonnée et imprévoyante des richesses de la terre et sur les réponses que nous renvoie la nature, notamment sous la forme de nouveaux phénomènes climatiques. Les tempêtes dévastatrices que nous venons de connaître dans plusieurs pays d'Europe et du monde sont là pour nous rappeler que notre environnement reste fragile et que notre maîtrise technologique n'est pas toujours aussi assurée qu'il y paraît.
Et que dire de la capacité que l'homme acquiert de transformer son propre patrimoine génétique ? Cette question est, je le sais, au coeur des préoccupations de la communauté scientifique, des préoccupations que chacun doit partager.
Notre civilisation est peut-être arrivée à un tournant. Elle redoute d'être dépassée, sans l'avoir voulu, par un mouvement vers l'avant qu'elle a elle-même créé.
A vrai dire, depuis la maîtrise du feu jusqu'à la découverte de l'atome, l'homme a constamment été confronté à l'ambivalence du progrès. Eclairée par les philosophes, cette question a toujours été présente dans les grandes oeuvres de l'esprit.
Du livre de la genèse au mythe de Prométhée, le défi de la connaissance s'est très tôt imposé comme l'une des grandes questions posées à l'humanité. La tentation de mettre en cause jusqu'au respect de la vie dans la quête d'une impossible immortalité a plus d'une fois tourmenté l'âme humaine.
Pourtant, le génie de notre civilisation est d'avoir cru que la science portait en elle l'accomplissement de l'homme.
Capitulation de l'intelligence devant la peur, l'obscurantisme a toujours été mis au service du fanatisme et de la destruction. Il faut être attentif à ne pas lui ouvrir la porte et à ne jamais fermer la voie au progrès scientifique. Mais nous ne conjurerons pas ces dangers sans mettre en place des garanties nouvelles. Il faut trouver les moyens d'aller toujours plus loin dans l'approfondissement des connaissances humaines sans laisser grandir le risque d'un dévoiement de la recherche et de ses applications.
Certaines responsabilités sont politiques au sens le plus élevé du terme. Elles ne peuvent être abandonnées à d'autres qu'au législateur. L'éthique ne peut se limiter à un questionnement de la conscience individuelle, fût-ce la conscience du médecin ou celle du chercheur. Elle ne peut être à géométrie variable, en fonction des convictions personnelles et des questions concrètes que chacun peut être appelé à résoudre. Elle répond à une exigence plus élevée, elle se rattache à un absolu. Elle se fixe pour but le bien de l'homme, le respect de sa vie et de sa dignité. Les circonstances changent, la recherche, en progressant, soulève de nouvelles questions. Mais l'éthique, elle, n'est pas contingente. Elle répond à des questions morales qui, pour l'essentiel, sont les mêmes qu'au cours des siècles qui nous ont précédés. Seules les situations auxquelles elle s'applique évoluent, et il est vrai qu'elles évoluent aujourd'hui de manière accélérée.
La France s'est dotée très tôt d'un comité national d'éthique pour les sciences de la vie. Composé de médecins, de chercheurs, de philosophes et de juristes, il comporte aussi des représentants de toutes les familles de pensée, à commencer par les églises. Il ne prétend pas dire le droit, mais il éclaire le Parlement et le Gouvernement dans la recherche de solutions aux grandes questions de la bioéthique. Il joue également un rôle important auprès des médecins et des chercheurs, et pour l'information du public. Sa réflexion est collégiale et pluraliste. Même quand elle ne débouche pas sur des recommandations, elle constitue un appui pour tous ceux que le progrès scientifique confronte à des problèmes qu'en conscience ils ne peuvent pas résoudre seuls.
De nombreux pays, des Etats-Unis au Japon, ont également adopté cette approche, comme les Pays-Bas eux-mêmes. C'est en soi une garantie importante, car si la démarche des comités d'éthique ne les amène pas toujours à dégager des solutions applicables en toutes circonstances, elle permet au moins de formuler les questions morales que tous les responsables doivent se poser devant l'avancée des connaissances.
Beaucoup d'institutions de recherche et d'établissements hospitaliers se sont eux aussi dotés de leur propre comité d'éthique pour traiter en leur sein les difficultés que rencontrent chercheurs et équipes médicales. Certaines grandes entreprises se sont à leur tour inspirées de cette démarche.
Dans les sociétés développées, il est évident que l'individu décide par lui-même de beaucoup plus de choses que dans les sociétés traditionnelles. Mais quand l'usage de cette liberté implique l'exercice d'un pouvoir sur autrui, il reste indispensable d'en déterminer les bornes, au nom de la protection du plus faible, des droits de l'Homme et du respect de la vie.
C'est ce qui a été fait dans de nombreux pays en matière d'assistance médicale à la procréation et de diagnostic prénatal, en mettant au premier rang des impératifs l'intérêt de l'enfant à naître.
Le développement de ces nouvelles techniques s'était d'abord construit sans autres règles que celles que les équipes médicales se donnaient à elles-mêmes, le plus souvent à la suite d'une réflexion éthique conduite en leur sein. Le temps des législateurs n'est venu qu'ensuite, reprenant une grande part des solutions déjà mises en pratique par les établissements de soins.
Il en va de même en matière d'essais thérapeutiques. Les pratiques ont précédé la démarche éthique. La démarche éthique a ouvert la voie à la loi. Aujourd'hui, chacun admet qu'un essai thérapeutique doit pouvoir présenter un intérêt pour la personne qui s'y soumet et qu'il ne peut être entrepris sans son consentement libre et éclairé.
D'autres questions, plus graves encore, appellent l'intervention du droit. C'est le cas notamment pour les techniques de clonage reproductif, avec les risques d'eugénisme qu'elles comportent. Il ne serait pas acceptable que des médecins soient amenés un jour à définir avec les futurs parents les caractéristiques génétiques de l'enfant à naître, en fonction des préférences de chacun : sexe, et pourquoi pas, la couleur des yeux ou des cheveux, les facultés intellectuelles ou physiques. On ne peut imaginer de telles évolutions sans une profonde, très profonde inquiétude.
Dans tous les cas, il est clair que des règles doivent être fixées, que des interdits sont nécessaires. Il faut toujours veiller à ce que l'avancée des connaissances ne soit pas détournée de sa vocation. La science est au service de l'homme et non pas le contraire.
C'est à la lumière de ces principes que doit aussi être examinée la question de la recherche sur l'embryon, interdite par la législation française. Il s'agit sans doute de l'une des questions éthiques les plus délicates qui soit soumise aujourd'hui aux législateurs.
Les découvertes les plus récentes ouvrent à ces recherches des perspectives apparemment prometteuses pour la connaissance et le traitement de nombreuses maladies, comme le cancer ou les maladies dégénératives. Une partie importante de la communauté scientifique y est favorable. L'industrie se tient prête à en exploiter les résultats.
Il faut cependant avoir conscience que des expériences sur l'embryon, qui paraissent aujourd'hui utiles à certains chercheurs, ne le seront peut-être plus dans quelques années. Une grande prudence est donc nécessaire dans l'examen de cette question. Et j'estime pour ma part qu'il faut se garder de prendre des mesures définitives alors que les nécessités scientifiques qui les inspirent ne seraient que temporaires. Aucun embryon humain ne devrait être créé en vue de servir de matériau scientifique. Il n'est pas de fin, si juste soit-elle, qui puisse l'autoriser.
C'est d'ailleurs la règle posée par la convention du Conseil de l'Europe comme par de nombreuses législations nationales, à commencer par celle de la France.
Nous sommes également confrontés à des pressions croissantes en faveur de la brevetabilité du génome humain. Il est couramment admis dans certains pays que l'isolement d'un gène susceptible d'avoir des utilisations médicales donne lieu au dépôt d'un brevet. Mais il faut être attentif aux risques d'instrumentation du vivant à des fins lucratives. La loi française interdit l'exploitation commerciale des éléments du corps humain. Le génome humain ne doit pas pouvoir faire l'objet d'une appropriation. Il y va, à mes yeux, du respect de la dignité humaine contre toute dérive utilitariste. Les conditions éthiques de la diffusion et de l'exploitation des résultats de la recherche génétique doivent donc être précisées. Une telle démarche ne sera réellement efficace que si elle est internationale. Dès maintenant, pourquoi ne pas imaginer la mise en place d'un label éthique des produits obtenus à partir d'éléments du corps humain ?
Dans tous les domaines de la bioéthique, il est clair que les questions posées ont une portée universelle. D'abord parce qu'elles touchent au respect de la vie et à la dignité de l'homme, c'est-à-dire à des principes qui relèvent de l'essence de l'humanité et qui sont reconnus par toutes les civilisations. Ensuite, parce que l'affirmation d'une éthique des sciences de la vie reposant sur des principes universels est la condition même du succès de nos propres législations car il serait de peu d'effet de poser des garanties dans nos pays si leur application devait être écartée ailleurs.
Certes, ce qui a exigé au niveau national un processus souvent long sera plus difficile encore à établir au plan mondial. C'est une raison supplémentaire de s'engager sans retard dans cette voie, en s'inspirant de la démarche pragmatique, fondée sur la réflexion collégiale et sur le débat pluridisciplinaire, qui a fait ses preuves dans chacun de nos pays.
Travaillons-y d'abord à l'échelle de notre continent. L'Union européenne doit démultiplier son action pour faciliter, intensifier, systématiser les échanges entre les comités d'éthique de nos pays.
Le Conseil de l'Europe a adopté en 1997 la première convention sur la bioéthique. Il a ainsi contribué à défricher un terrain largement inexploré, à fixer des principes communs. Il nous faut travailler ensemble à faire vivre ce texte fondateur. C'est un processus permanent. Il a déjà permis l'adoption d'autres textes importants, dont le protocole portant interdiction du clonage humain.
Mais il nous faut aussi tourner notre regard vers le reste du monde en posant les bases d'une démarche bioéthique universelle.
Il faut que les pays les plus avancés dans le domaine de la science et de la médecine travaillent davantage ensemble sur ces questions. Mais, bien sûr les pays en développement ne sauraient être laissés à l'écart. Beaucoup d'entre eux disposent déjà d'instituts et de laboratoires performants et reconnus. Tous doivent être sensibilisés aux enjeux bioéthiques et participer à l'élaboration des réponses de la communauté internationale.
La déclaration de l'UNESCO sur le génome humain et les droits de l'Homme démontre qu'il est possible de trouver un accord mondial sur certains principes fondamentaux. Mais il ne s'agit que d'une déclaration. Elle n'a pas force de droit.
Pour créer un droit international de la bioéthique, il faut commencer par identifier les questions sur lesquelles il est à la fois possible de s'entendre et urgent d'intervenir. La mise en place auprès du secrétaire général des Nations Unies d'un conseil international d'éthique indépendant des Etats serait une étape essentielle. Elle permettrait de créer un lieu où s'élaboreraient des recommandations susceptibles de recueillir le consensus des nations, notamment pour faciliter l'élaboration de nouvelles normes juridiques.
Que l'Europe propose une telle initiative engagerait un débat général qui favoriserait les prises de conscience nécessaires.
Majesté,
Altesse Royale,
Madame la Ministre,
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Professeurs,
Mesdames, Messieurs,
En vous engageant vous aussi dans une réflexion sur la bioéthique, vous contribuez à nourrir un débat dont la dimension est historique. Pour ma part, je serai très attentif aux conclusions du colloque franco-néerlandais que vous avez décidé d'organiser.
Le moment est venu de donner à la réflexion éthique ses prolongements universels. L'accélération des connaissances sera source d'immenses progrès. Pour la liberté de chaque être humain, pour sa santé, pour son bien-être, pour le développement économique et la diffusion des savoirs, l'avenir des sciences, tel qu'il se présente à nous, est porteur d'espérances illimitées. Il nous revient de veiller à ce que les promesses du progrès scientifique soient tenues et qu'elles le soient dans le respect de la vie et de la dignité de l'homme. Cela demandera l'engagement et la vigilance de tous. Les vôtres d'abord, et vous montrez chaque jour combien vous en êtes conscients. Mais également ceux des citoyens de nos démocraties et ceux de la communauté internationale elle-même.
Je suis persuadé que nous y parviendrons. C'est en effet de l'avenir de l'homme qu'il s'agit.
Je vous remercie.
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