Palais de l'Élysée, le lundi 26 février 2001
Monsieur le Professeur, Monsieur le Président, Cher Ady Steg, Mesdames, Messieurs,
Si je m'adresse ainsi à vous, au milieu de tous vos proches, votre famille, vos amis, vos collaborateurs, et aussi cette autre famille culturelle et spirituelle qu'est la Communauté, si bien représentée ici aujourd'hui, c'est parce que je voudrais honorer en vous plusieurs êtres dans un être, plusieurs parcours dans un parcours, plusieurs vies dans une vie. C'est cette pluralité au sein d'une même cohérence, ces histoires au sein d'une même histoire qui font les destins exceptionnels.
Aujourd'hui, réunis autour de vous par les liens de l'estime, du respect, de l'amitié, nous vivons, avec vous, un moment de ce destin, un moment de reconnaissance, de consécration, mais aussi une étape.
Un destin suppose d'abord, de la part de celui qui le construit, une immense volonté. L'on mesure bien combien grande fut la vôtre, à la distance qui sépare le petit garçon né dans un village juif -un shtetl- au fin fond des Carpates, dans une région que vous qualifiez "d'indéterminée", tour à tour hongroise, slovaque, russe, ukrainienne, et le grand professeur, le grand chirurgien, membre de l'Académie de Chirurgie, de l'Académie nationale de Médecine, parvenu, à force de travail, de science, de talent, mais aussi d'autorité morale, au faîte de sa profession.
Je ne rappellerai pas ce matin tout ce que la médecine, et plus spécialement l'urologie, vous doivent. Je dirais simplement que, professeur agrégé, vous avez occupé avec éclat la chaire d'urologie de l'Hôpital Cochin, que vos travaux, vos publications, vos ouvrages font autorité dans le monde entier, que de multiples distinctions, plusieurs grands prix décernés en France ou en Europe, des titres de Docteur honoris causa de l'Université de Jérusalem notamment et, l'année dernière, de l'Université d'Athènes, en attendant peut-être celle de Rome, sont venus récompenser une carrière exceptionnelle. Du "grand patron", vous avez le rayonnement, la notoriété. Du docteur en médecine, et chacun sait à quel point vous tenez à ce titre, vous avez la proximité, la simplicité vraie.
C'est autant le chemin parcouru que le point d'arrivée que je voudrais saluer en premier lieu.
Au-delà des efforts, du travail, de la volonté, construire un destin suppose que l'on fasse des choix, ou plus exactement, que l'on choisisse en pleine conscience, pour les faire siens, les possibles proposés par les circonstances de la vie.
Ainsi, vous étiez brillant, doué pour les études, mais vous avez choisi, avec tout le soutien et toute l'abnégation des vôtres, d'être celui qui porte très haut la fierté familiale.
Ainsi, vous êtes arrivé en France à l'âge de sept ans, mais vous avez choisi d'être français, avec votre coeur, avec votre raison. Vous dites joliment "en quelques mois, les Gaulois étaient devenus mes ancêtres, et je vivais la même émotion que mes camarades avec Roland à Roncevaux, Charlemagne à Reims ou Jeanne d'Arc à Domrémy". Vous avez aimé la France dans son histoire, dans ses valeurs, dans l'espérance qu'elle porte, malgré les zones d'ombre, et notamment les périodes où son État, incarné par un roi ou un gouvernement, fit à votre communauté un mal irréparable. Vous avez aimé la France comme peuvent l'aimer ceux dont elle ne fut pas tout de suite la patrie.
Ainsi, vous êtes né juif, mais vous avez choisi le judaïsme, avec toute votre passion. Il fut d'abord le paysage spirituel de votre enfance, baignée par la piété familiale, éclairée par le shabbat, dont vous évoquez l'intensité heureuse, l'alternance d'allégresse et de mystère, le sentiment de liberté et de plénitude. Il fut ensuite l'objet de votre étude. Vous avez été l'élève de maîtres prestigieux, comme les philosophes André Néher, Emmanuel Lévinas ou Manitou. Pour vous, le judaïsme est inséparable de l'étude, de la transmission, de l'approfondissement. C'est non seulement la condition de sa survie, mais c'est aussi sa vie même, son essence, et c'est pourquoi vous avez tout fait pour que le judaïsme se déploie dans les écoles, les centres universitaires, les bibliothèques, autant que dans les synagogues. Comme votre ami Schmuel Trigano, vous croyez que le judaïsme est aussi exigence intellectuelle et morale, intelligence du monde et de l'histoire.
Homme de choix et de volonté, vous êtes, Cher Ady Steg, un homme engagé. Toute votre vie a été placée sous le signe de l'engagement.
Dans la Résistance, d'abord, parce que vous aimez la France, la vraie France, au point de prendre tous les risques pour elle. Ainsi, vous avez été membre des FFI de Sarlat, puis du 3e Bataillon d'Armagnac dans le Gers.
Engagement dans la médecine, ensuite, la médecine au service des hommes. Ainsi, parallèlement à l'urologie, vous vous intéressez passionnément au problème des urgences, auquel vous consacrez de nombreux rapports et publications au sein du Conseil économique et social. Plus généralement, vous ne cessez de poser et de vous poser les questions essentielles : l'homme face à la souffrance, l'homme face à la mort, les droits et la dignité de la personne malade. Médecin, vous faites oeuvre d'humaniste et de philosophe, rendant à l'homme toute sa place dans un monde parfois "technicisé" à l'excès, où les patients sont objets davantage que sujets.
Engagement dans la vie communautaire. Vous êtes successivement Président de la section de Paris de l'Union des étudiants juifs de France, Vice-Président de l'Union mondiale des étudiants juifs, membre du comité directeur du Fonds social juif unifié, Président du CRIF, et enfin Président de l'Alliance israélite universelle. Cette responsabilité est sans doute celle qui correspond le mieux aux traits les plus marquants de votre personnalité : le goût de la transmission et de l'étude, mais aussi le sens du dialogue, l'ouverture aux autres, le respect des autres.
Cet engagement communautaire puise à bien des sources.
Il est d'abord celui de l'élève du Lycée Voltaire, qui arrive en classe, pour la première fois, avec l'étoile jaune au revers de sa veste, suscitant, avez-vous dit, "l'émotion ou la consternation" de vos camarades, mais aussi la belle réaction de votre professeur de lettres, Monsieur Binon, qui fit étudier, ce jour-là, le célèbre texte de Montesquieu intitulé "De la tolérance".
Il est celui du fils dont le père a été envoyé dans les camps, dont heureusement il reviendra, et dont la carte de prisonnier portait simplement la mention "En surnombre dans l'économie nationale". Vous avez été ce jeune juif sauvé, comme bien d'autres, par les réseaux de solidarité mis en place par ces Justes dont le courage tranquille a éclairé une période très sombre.
Cet engagement est celui de l'adulte, français et juif, juif et français, qui veut reconstruire, faire vivre, revivre ce que la Shoah avait voulu détruire. Vous aimez à citer Manès Sperber : "Tué, je vivrai". Là est le message. Vous portez le rêve d'une communauté non communautariste, éloignée de tous les fanatismes, ouverte, généreuse, mais aussi forte de son identité, fière de son histoire, de sa culture, de ses traditions, de sa spiritualité. Vous portez le rêve du même et de l'autre, de la ressemblance et de la différence, de l'harmonie et de la continuité entre le passé et le présent. Vous portez le rêve d'une citoyenneté multiple où se mêlent, inséparables, l'amour de la France et l'amour d'Israël, le souci d'Israël.
Souci particulièrement fort, aujourd'hui, pour l'État-refuge, l'État-symbole, l'État-mémoire, à l'heure des déchirements et des angoisses face à une paix sans cesse différée. Et je tiens à vous dire, Cher Ady Steg, combien je souhaite que le dialogue, les efforts réciproques, le respect mutuel l'emportent sur l'incompréhension et la violence. Un respect qui signifie la reconnaissance, par tous, de la légitimité d'Israël, et de son droit imprescriptible à des frontières sûres et reconnues, dans le respect, naturellement, des autres peuples de la région. Chacun le sait, il n'y a pas d'autre solution que la paix. En dépit ou à cause des sentiments de crainte, d'inquiétude, d'insécurité, si largement partagés, mon espoir c'est qu'il y ait finalement une volonté plus forte encore d'aller jusqu'au bout du chemin de la paix. Ce souhait, je sais que vous le partagez.
Ces différents engagements, Cher Ady Steg, vous désignaient pour être, aux côtés de son Président, que je salue ici, le principal animateur de la Mission Mattéoli. La tâche n'était pas facile. Il fallait, loin des passions, par le travail, l'étude, la recherche, établir la vérité, quel que fut son visage, révéler le passé pour en tirer toutes les conséquences pour le présent, en justice et en équité.
Sous l'autorité de Jean Mattéoli, grand résistant, déporté, et, comme vous, serviteur du bien public, avec beaucoup d'autres personnalités remarquables, vous avez aidé notre pays à regarder son passé tel qu'il fut, avec ses ombres et ses lumières, ses renoncements, ses lâchetés, mais aussi sa dignité, son courage discret, son héroïsme. Dans la sérénité, avec l'aide de tous ou de presque tous, vous avez accompli pour la France une oeuvre considérable, une oeuvre indispensable de réflexion, de retour sur l'histoire, sans laquelle une nation ne peut vraiment aller de l'avant.
Partout, vous avez témoigné, vous avez expliqué ce qui s'est passé pendant les années grises, l'horreur, l'inacceptable, les interdits, les discriminations et notamment les spoliations innombrables, mais également la survie de 75 % de la communauté juive grâce beaucoup à la mobilisation de tant de nos compatriotes, restés inconnus.
Vous avez su montrer en quoi notre histoire était spécifique et ne pouvait se comparer à aucune autre, et pourquoi nul n'était mieux placé que notre pays et ses pouvoirs publics pour comprendre, pour mesurer, pour réparer, les blessures et les injustices perpétrées sur son sol. Par l'ampleur des travaux de la Commission, par la rigueur de ses recherches, par l'exigence morale qui a accompagné sa démarche, vous avez su convaincre, en France, mais aussi et c'était capital, hors de France. À ce titre, avec son Président et tous ses membres, vous avez bien mérité de la Nation.
Cher Ady Steg, c'est pour l'ensemble de ce parcours, parcours professionnel, personnel, moral, spirituel, effectué en profonde harmonie avec votre épouse qui a tout voulu et tout partagé avec vous, et à qui je présente mes affectueux hommages, que la France vous décerne aujourd'hui sa plus haute distinction. C'est au Professeur, au Président, à l'homme public que je vais la remettre, mais aussi et peut-être surtout au petit garçon de sept ans arrivé en France le coeur grand ouvert.
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