Genève, Suisse, le vendredi 30 mars 2001
Monsieur le Président de la Commission des droits de l'Homme, Monsieur le Président de la Confédération suisse, et permettez-moi de vous dire, cher Président, que j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt votre propos, Messieurs les Présidents de la République fédérale de Yougoslavie et de la République démocratique du Congo, Monsieur le Secrétaire Général des Nations Unies et cher ami, Madame la Haut Commissaire, Mesdames et Messieurs les Délégués
Merci, Monsieur le Président, d’avoir si gentiment rappelé que les droits de l'Homme, le souci de l’homme et de sa dignité sont, depuis bien longtemps, avec naturellement les accidents de l’histoire, mais depuis longtemps, une passion de la France. Le peuple français fut, c’est vrai, parmi les premiers à déclarer les droits de l'Homme universels et sacrés. La nation française s’est toujours voulue aux avant-postes du combat pour la liberté.
Mais nous voici à un moment de notre histoire où aucun Etat, aucun peuple ne peut prétendre à des combats solitaires. A l’heure de la mondialisation et de la communication immédiate, tout doit être pensé, accompli, rêvé à l’échelle du monde. C’est pourquoi les Nations Unies, nées du rejet des guerres et de la barbarie, sont, et ont vocation à être toujours davantage, le fer de lance d’un humanisme renouvelé et moderne.
Porté par cette conviction, je suis heureux de m’exprimer aujourd’hui, pour la première fois, devant la Commission des droits de l'Homme et d'en saluer le Président, qui est un ami de la France.
Nous avons célébré voici peu le cinquantième anniversaire de la Déclaration universelle. Adoptée au lendemain du pire cauchemar de l'Histoire, elle a gardé toute sa vérité, toute son exemplarité, toute sa force. Face à la monstrueuse et mystérieuse violence de l'homme à l'égard de l'homme, à la tentation de toute société d'opprimer autant que de protéger, elle affirme les droits de chacun, universels, indivisibles, inaliénables. Elle constitue la loi morale de l'humanité.
Malgré les horreurs du siècle écoulé, siècle des totalitarismes, nazi, communistes, fondamentalistes ; des génocides et des crimes contre l'humanité, de la Shoah ; siècle marqué par la coexistence de la misère la plus profonde et d’une prospérité sans précédent et parfois insolente, nous avons vu germer les graines de l’espérance.
Les Nations Unies ont adopté des traités qui enracinent les droits de l'Homme dans le droit international. En Europe, la chute du Mur de Berlin a rendu la liberté à près de 400 millions de femmes et d’hommes. Un nouvel espoir est né en République Fédérale de Yougoslavie après l'élection du Président KOSTUNICA que je suis heureux de saluer ici. En Amérique Latine, des bastions de l’autoritarisme sont tombés. En Afrique, l’apartheid a été vaincu, les processus démocratiques se sont engagés. Et quel exemple nous offre la démocratie indienne depuis l’Indépendance !
Espérance réelle mais fragile. Espérance à faire vivre. Elle nous impose vigilance, exigence et volonté.
Mieux protéger les femmes et les hommes. Aller plus loin dans l'élaboration de normes plus justes et dans le respect des droits économiques et sociaux de chacun. Prévenir des formes d'oppression nouvelles. Telles doivent être nos priorités et notre ambition.
Par l'adoption des Pactes et la mise au point des conventions, les Nations Unies s’affirment chaque jour davantage comme la patrie virtuelle et l’instrument principal de la défense des droits de l'Homme. Mais beaucoup reste à faire. Une architecture complexe a été mise en place. Il faut en améliorer le fonctionnement, notamment pour mieux lutter contre le cumul des discriminations dont souffrent les femmes et les populations vulnérables. Nous progresserons ainsi, sans politisation, au service du mandat qui nous rassemble ici : le respect par les Etats du droit qu'ils se donnent à eux-mêmes.
Notre objectif doit être la ratification universelle des pactes et traités. L’adhésion de la Chine, où vit le cinquième de l’humanité, au Pacte sur les droits économiques, sociaux et culturels constitue une avancée très importante. Le dialogue que l’ONU et l'Europe entretiennent avec elle sur ces sujets n'en est que plus justifié pour l’encourager à ratifier le Pacte sur les droits civils et politiques et à en assurer le respect.
Il est urgent aussi qu’entre en vigueur le traité instituant la Cour Pénale Internationale. Même s’il appartient d’abord aux nations de faire oeuvre de justice, de mémoire, de réconciliation, la Cour doit être l’épée de Damoclès qui menace les criminels contre l’humanité. Si elle remplit son rôle, si elle prend toute son ampleur, les actes qui révoltent la conscience universelle ne risqueront plus de rester impunis.
Bien sûr, les textes ne valent que s’ils sont appliqués. A l'issue du sommet de Vienne, nous avons créé, avec conviction et enthousiasme, le Haut Commissariat aux Droits de l'Homme, instance dont Madame ROBINSON assume avec tant d’éclat, d’efficacité et d’élégance la responsabilité. Je veux lui dire combien je lui sais gré de la foi qui l'anime et du courage avec lequel, en tous lieux et en toutes circonstances, elle rappelle à tous et à chacun nos valeurs communes. Je regretterais profondément son départ s’il était confirmé, même si je respecte sa décision. Je déplore, comme elle, les moyens trop limités qui lui sont alloués. A quoi bon, c’est vrai, l'assistance technique, si elle est insuffisante ? A quoi bon comités et représentants spéciaux, s'ils ne peuvent accomplir leur mission ?
La France plaide avec force pour que le budget ordinaire des Nations Unies augmente la dotation du Haut Commissariat. Par l'accord de coopération qu’elle va conclure avec lui, elle consacrera plus de dix millions de francs supplémentaires à des programmes d’assistance technique parce que l’urgence est grande.
Parce que les idéaux et les principes qui nous animent s’appliquent partout, notre Commission doit se saisir des problèmes qui soulèvent l’émotion légitime de la communauté internationale. Ainsi, quelle aurait été sa crédibilité si elle n’avait pas inscrit l’année dernière à son ordre du jour la question tchétchène ? De même, en raison de la dramatique dégradation de la situation dans les territoires palestiniens occupés, il est de son devoir d’y examiner l’état des droits de l'Homme, dans un esprit d’équité et en se fondant sur les seuls faits. Entre Etats, le dialogue, critique et vigilant, mais sans parti pris ni arrogance, doit être la règle.
La France souhaite d'autant moins s'ériger en donneuse de leçons qu'elle-même peut parfaire son bilan. Les droits fondamentaux y sont pleinement respectés. Mais, malgré ses efforts et ses lois, la situation dans les prisons, l'état de la présomption d'innocence, la persistance de la pauvreté, des réflexes racistes parfois, demeurent des domaines où la France peut et doit progresser. Ouverte à ceux qui ont mission de veiller au respect des traités, elle ne se dérobe pas à l'examen de ses pairs.
Pas de leçons, donc, mais une action déterminée pour élaborer et favoriser l’application d'un droit universel. Et dans les situations les plus graves, lorsque le dialogue échoue, pour que l’on n’hésite pas à recourir à la condamnation. Vous le savez, la France est réservée à l'égard des sanctions. Economiques, elles frappent d'abord les populations civiles, et parmi elles les plus pauvres et les plus faibles. Politiques, elles provoquent un raidissement des dirigeants concernés. Mais quand un pays bafoue massivement les valeurs universelles, la communauté internationale se doit de le condamner et d'exercer, dans le respect de la Charte, des pressions ciblées pour faire évoluer la situation.
Comme Madame ROBINSON, je fonde de grands espoirs dans les initiatives des organisations régionales ou culturelles. C'est ce qui nous a conduit à proclamer, lors du Conseil de Nice, la Charte européenne des droits fondamentaux, et à créer un mécanisme d’alerte. Dans le même esprit, la France s'emploie au renforcement de la francophonie politique. A Bamako en novembre dernier, les francophones ont réaffirmé leur attachement à la démocratie et aux droits de l'Homme, et ils ont établi un dispositif d'alerte et de pressions. Lors du sommet de Beyrouth, les francophones adopteront un programme d'assistance technique dont la France assumera l'essentiel de la charge.
Mais les libertés publiques sont d’abord nées de l'action des combattants de la liberté. Ce sont eux qui les font progresser là où elles sont menacées. Quand le Prix Nobel de la Paix honore Aung San Su Kyi pour son action courageuse en Birmanie, ou Rigoberta Menchu Tum pour son combat pacifique pour les droits des peuples premiers, il leur exprime notre reconnaissance. Dans la société internationale naissante, les ONG, qui rassemblent les défenseurs des droits de l'Homme, sont nos vigies. Elles protègent les victimes du silence. Force d'alerte et de proposition, elles sont le fer de lance de notre combat.
Notre Commission s'honore de leur faire une large place. Nous formons une assemblée d'Etats, représentant nos peuples et dépositaires de la souveraineté. Mais il convient de faciliter encore l'exercice de leur fonction tribunitienne. En outre, face à l'explosion de leur nombre, le Secrétaire général, les ONG et les Etats devraient ensemble étudier des critères d'accréditation qui garantissent mieux l’efficacité, l’authenticité et la transparence. Et pour permettre aux associations du sud de faire entendre leur voix, des aides généreuses sont nécessaires.
Nous avons besoin aussi, dans notre monde où les entreprises s'internationalisent toujours plus, que soient mieux établies leurs responsabilités. Le Secrétaire Général a proposé ce "pacte mondial" novateur par lequel elles s'engagent à respecter les droits fondamentaux. La France appuie cette initiative et encourage ses propres entreprises à y adhérer. Elle lui apportera son soutien financier. De même, je me félicite des progrès de l'actionnariat éthique. Mais qui en établira les critères ? Une concertation avec l'ONU est nécessaire pour assurer leur conformité à la norme internationale.
Quels progrès accomplir, dès cette année, dans l'élaboration de normes plus justes et le respect des droits économiques et sociaux ?
Tous les observateurs confirment la persistance et l'étendue de la torture comme pratique légale ou de fait. Au-delà des souffrances infligées, rien n'est plus révoltant que cette volonté de dégrader et d'humilier l'homme ! Voilà pourquoi nous devons compléter la Convention contre la torture par un protocole international de visite.
Autre motif de révolte : la pratique trop courante des disparitions forcées. A l'assassinat s'ajoute l'atrocité d'un deuil impossible. Je souhaite que la Commission se mobilise contre ce crime odieux et que les gouvernements des pays concernés qui, comme celui de Colombie, ont décidé de le combattre effectivement, l’appuient dans cet effort.
Sur la peine de mort aussi, nous devons progresser. Plus de 100 pays l'ont abolie, rejoints chaque année par trois ou quatre nouveaux Etats, à mesure que s'enracine la conviction qu'en aucun cas la mort ne peut constituer un acte de justice. En outre nulle justice n'est infaillible et chaque exécution peut tuer un innocent. Et que dire des exécutions de mineurs ou de personnes souffrant de déficience mentale ? J'en appelle à l'abolition universelle de la peine de mort, dont la première étape serait un moratoire général.
Dresser aujourd'hui le tableau de nos priorités c'est aussi reconnaître l'immense défi de la misère, déni de fait à l'indivisibilité des droits. L’éradication de la pauvreté est une priorité. Quelle liberté reste-t-il à celles et ceux qui meurent, faute de soins, ou qui meurent de faim ? Jamais le monde n'a été aussi riche et pourtant plus de deux milliards d'entre nous vivent avec moins de 2 euros par jour, comme le rappelait justement tout à l’heure le Président suisse. Même si elles ne guérissent pas, les trithérapies existent et pourtant, de part le monde, des centaines de milliers de personnes continuent à mourir du Sida, sans pouvoir en bénéficier.
Nous devons réaffirmer avec force le droit au développement, le droit à la santé. A Bruxelles, en mai prochain, j'appuierai l'action internationale en faveur des pays les moins avancés. A Dakar, en novembre, avec l’ONU et à l'initiative du Sénégal et de la France, l'industrie, les ONG et les Etats devront s'entendre sur des mécanismes de prix et des projets par pays, ouvrant l'accès des malades aux soins contre le Sida.
Dans quelques mois, l'Afrique du Sud accueillera la Conférence mondiale contre le racisme. Je salue la force symbolique de ce rassemblement à Durban dont nous parlions tout à l’heure avec Mme la Haut commissaire. Nul doute que sera rappelé le devoir de mémoire lié aux horreurs de la traite et aux souffrances inouïes endurées par des générations arrachées à leur terre et réduites en esclavage.
Mais s’il convient d’éclairer le passé, nous avons d’abord la responsabilité du présent et de l'avenir, dans un esprit de solidarité. Comme le soulignait sagement le Président du Sénégal, la conférence fera oeuvre utile en s'attaquant aux problèmes d'aujourd'hui. Qu'il résulte des lois ou d'usages, le racisme se manifeste sur tous les continents. C'est la xénophobie et l’affrontement ethnique dont souffrent, parmi d’autres, l’Indonésie, la région des Grands Lacs africains ou la Sierra Leone, et qui a meurtri l’Europe des Balkans. C’est l’obscurantisme, qui mène à la persécution des minorités et au refus de l’égalité : la tragédie afghane nous en montre les ravages et les femmes, privées de droits, y sont honteusement asservies. Ceci n’est pas acceptable.
A l'heure où tant de femmes sont encore opprimées, premières victimes de l'esprit de discrimination, du fanatisme ou de la pauvreté, comment mieux progresser que par l'éducation ? A New York, au Sommet de l'Enfant, je proposerai que nous insistions sur l'accès universel des filles à l'éducation, premier vecteur de développement et d'égalité.
Enfin, il nous faut progresser dans la rédaction de la Déclaration des droits des populations ou peuples autochtones. Victimes de l'Histoire, ils sont dépositaires d'une part inestimable du patrimoine commun de l’humanité. Ces peuples et leurs savoirs sont menacés. Sachons reconnaître ce que nous leur devons et ce qu'ils peuvent nous apporter. Ce qui est en jeu, c’est la définition et la mise en oeuvre d’une éthique planétaire capable de fonder l'avenir de l'homme en gardant en mémoire son origine et ses liens avec la nature.
La Commission des droits de l'Homme ne remplirait pas sa mission si elle ne portait pas son regard sur l'avenir. La mondialisation est source de grands progrès, mais lourde de menaces nouvelles. Il s'agit de faire respecter les droits de l'Homme sur les nouveaux supports de son activité.
Je suis conscient de l'extraordinaire potentiel de l'internet. Il rompt le silence et l'isolement des êtres et des communautés opprimés ; mieux informés de leurs droits, ils font aussi plus facilement connaître les violations dont ils sont victimes. Le projet français d'Encyclopédie des droits de l'Homme sur internet confortera cette dynamique.
Mais en même temps, l'internet donne la possibilité d'entrer par effraction dans l'intimité de chacun, à son insu, et fournit les nouvelles armes du crime, qu'il s'agisse du terrorisme, des trafics de stupéfiants ou d'être humains, de la pédophilie ou de l'incitation à la haine raciale. Les mesures de protection et de contrôle seront efficaces à condition d’être universelles. Il faut y travailler. Je propose en outre que nous affirmions ici les droits et libertés que tout Etat doit absolument garantir sur les nouveaux réseaux de communication pour qu’y soient respectés la liberté d’expression, la liberté d’association, la liberté de la presse et le droit à la protection de la vie privée.
La révolution des sciences du vivant est également porteuse d'immenses espoirs pour la santé et la qualité de la vie. Mais quand, bafouant le caractère sacré de la personne humaine, par esprit mercantile ou par dévoiement de la passion scientifique, certains expérimentent ou prônent ouvertement le clonage humain, comment affirmer une bioéthique universelle, comment protéger l'intégrité de la personne humaine ?
Par la déclaration sur le génome humain et la création d’une Commission indépendante d’éthique, l’UNESCO a montré la voie. Tirant parti de ce modèle, le Secrétaire Général pourrait devenir le pivot de la réflexion des organisations internationales sur ces enjeux en s’entourant lui aussi des avis d’experts indépendants. Ils pourraient recevoir comme première mission de réfléchir à la forme et au contenu d'un texte universel consacré à la bioéthique.
Enfin, à l'heure du réchauffement climatique, de l’inquiétante et inacceptable remise en cause du Protocole de Kyoto, des atteintes irrémédiables portées à la biodiversité, au moment où l'on voit s'étendre les déserts et poindre une crise majeure de l'eau douce, comment affirmer le droit à un environnement protégé et préservé, c’est-à-dire le droit des générations futures ? C’est dans cet esprit que j’appelle solennellement tous les Etats, et d’abord les pays industrialisés, à mettre en oeuvre intégralement et sans retard le Protocole de Kyoto sur le changement climatique.
A quelques mois du 10ème anniversaire du sommet de Rio, qui affirma les principes du développement durable, la Commission des droits de l'Homme apporterait sa pierre à l'édifice en réfléchissant aux éléments d'un tel droit à l'environnement, crucial pour les pays en développement d’abord, puisqu’ils sont les plus vulnérables aux altérations du milieu naturel.
Monsieur le Président,
Nous nous flattons de vivre dans un monde sans frontière. Nous sommes fiers d'avoir vaincu quelques-unes des pires fatalités qui, depuis l'origine, pèsent sur le développement humain. Dès lors, l'humanisme du XXIème siècle se doit d'être l'affirmation d'une éthique universelle, fondée sur le caractère sacré de la personne humaine et l'exigence de solidarité.
Représentant votre pays, il appartient à chacune et chacun d’entre vous de défendre ses valeurs et son identité. Mais exprimant une conscience universelle, instrument du droit international, il revient à la Commission d'incarner l'intérêt général. De ce dialogue entre l'universel et le particulier peut naître le progrès.
Aussi longtemps qu'il restera des atteintes aux droits de l'Homme, demeurera un conflit entre l'ingérence et la souveraineté, la tentation de l'absolu et le compromis avec les réalités. Loin de nous réduire à l'impuissance, cette tension sera notre aiguillon dans la construction d'un ordre international plus juste et plus humain.
Monsieur le Président, je vous remercie.
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