La Sorbonne, Paris le jeudi 11 mars 2004.
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais d'abord, hélas, évoquer les terribles attentats qui ce matin ont endeuillé l'Espagne.
En mon nom et au nom du peuple français, je tiens à adresser mes très sincères condoléances au Premier Ministre, au Gouvernement et au peuple espagnols.
La France condamne bien sûr sans appel ces actes de terrorisme et exprime sa solidarité avec l'Espagne pour lutter contre cet abominable fléau. Rien, rien, ne justifie jamais la barbarie. Les démocraties doivent être et seront unies pour la combattre sans faiblesse.
Monsieur le Président du Sénat, Monsieur le Président de l'Assemblée Nationale, Mesdames et Messieurs les Ministres de la Justice du Maroc, du Luxembourg, du Portugal, de la République Tchèque, de Roumanie et du Québec, Monsieur le Garde des Sceaux, Monsieur le Premier Président, Monsieur le Recteur, Mesdames et Messieurs,
"Ma vraie gloire, ce n'est pas d'avoir gagné quarante batailles. Ce que rien n'effacera, ce qui vivra éternellement, c'est mon code". Ces paroles bien connues de Napoléon trouvent une confirmation éclatante dans la commémoration d'aujourd'hui et dans celles qui vont la suivre, en France et dans le monde.
Avec le recul du temps, la codification de 1804 apparaît comme un acte politique de portée réellement historique.
Elle a renforcé la cohésion nationale en remplaçant la diversité des coutumes par l'autorité d'une loi devant laquelle tous les Français sont égaux. Elle a puissamment contribué à diffuser les valeurs de la Révolution dans l'ensemble de notre droit. Car codifier, c'est refuser l'empilement passif des textes. C'est faire le choix d'une norme qui n'est pas la cristallisation de privilèges ou de rapports de force hérités du passé, mais la traduction juridique de valeurs où tout le corps social peut se retrouver.
Deux siècles plus tard, le code de Napoléon et de Portalis est toujours là, clef de voûte de notre système juridique, véritable constitution civile de notre pays et exceptionnel ambassadeur du droit français.
La pérennité du code civil n'allait pourtant pas de soi. Napoléon lui-même, pensait devoir le refaire à échéance de trente ans.
En 1904, lors des cérémonies qui ont marqué son premier centenaire, beaucoup prédisaient la mort du code civil. En 200 ans, il a connu des ajouts. Certaines parties ont été profondément remaniées, mais l'outil que les juristes utilisent quotidiennement est demeuré très proche, au total, du code originel.
Cette performance du code civil, sa permanence ne doit rien au hasard.
Le code civil, c'est d'abord un langage clair et accessible à tous. Par cette clarté, il continue de s'affirmer comme un extraordinaire outil de connaissance et de démocratisation du droit. Mieux qu'aucun autre texte, il permet de saisir l'équilibre entre droits et obligations, sans lequel il ne peut pas y avoir de vie en société. L'un des principes qui a présidé à son élaboration devrait servir de guide au législateur moderne : "les lois sont faites pour les hommes et non les hommes pour les lois".
Le code civil, c'est aussi un ensemble cohérent, une synthèse des traditions de l'ancien droit, de la doctrine des grands juristes français comme POTHIER ou DOMAT et des conquêtes de la Révolution française ; un ensemble harmonieusement développé autour de ces trois piliers que sont la famille, la propriété et le contrat.
Le code civil ne doit pas seulement son étonnante longévité à l'élégance de son écriture et à la clarté de son plan. Il la doit aussi à la modernité de son esprit. Car le code civil, ce sont surtout des valeurs : les valeurs autour desquelles s'est construite la société française et dans lesquelles elle continue à trouver son équilibre et son homogénéité. La liberté et l'égalité bien sûr, mais aussi la volonté et la responsabilité.
J'ajouterais également : la laïcité. Le premier, dans l'histoire, le code civil a détaché les règles civiles des règles religieuses. Le premier il a voulu que la loi civile régisse les individus, abstraction faite de leur appartenance religieuse. Comme l'écrivait Portalis : "La loi, sans s'enquérir des opinions religieuses, ne doit voir que des Français".
Comme il y a un siècle, et sans doute avec plus de force encore, nous devons aujourd'hui nous poser la question : Quel avenir pour le code civil ?
Cette question en amène immédiatement trois autres :
- Faut-il moderniser certaines parties de notre droit civil ?
- Comment continuer l'oeuvre de codification et répondre aujourd'hui à l'idéal d'un droit clair et accessible à tous ?
- Enfin, comment continuer à assurer le rayonnement du code civil ? Dès son adoption, l'influence internationale du code civil fut immense. Il fut introduit en Belgique, au Luxembourg, dans plusieurs Etats allemands, aux Pays-Bas, en Pologne. Il inspira ensuite de très nombreux codes étrangers parmi lesquels on peut citer ceux de l'Italie, de la Bolivie, du Chili, de la Louisiane, mais aussi le code égyptien et bien d'autres. Qu'en est-il aujourd'hui ? Il s'agit là d'une question essentielle. A travers le rayonnement de notre droit, elle conditionne la défense des intérêts français, de nos valeurs et de notre modèle social.
Faut-il moderniser le code civil ?
Il est un domaine dans lequel on a très rapidement pu considérer qu'il méritait d'être réécrit, c'est celui du droit de la famille. Cambacérès n'ayant pas réussi à faire adopter par la Constituante un code consacrant l'égalité des sexes, le texte de 1804 maintenait l'incapacité de la femme mariée, l'autorité maritale, la puissance paternelle et l'inégalité des filiations.
C'est l'honneur de la Vème République d'avoir définitivement écarté le modèle autocratique sur lequel le droit de la famille était construit. A la monarchie du mari et du père a succédé la dyarchie des époux et des parents. Il a, par ailleurs, été mis un terme à l'inégalité des filiations. Tous les enfants sont désormais égaux, qu'ils soient nés hors ou dans le mariage.
Les gouvernements de la Vème République ont pu mener cette tâche à bien en s'appuyant sur les travaux d'un homme exceptionnel : le doyen Jean Carbonnier, dont beaucoup considèrent qu'il a été l'un des plus grands juristes français de la seconde moitié du XXème siècle.
Je sais que son décès récent a laissé beaucoup d'entre vous un peu orphelins, car tous les civilistes français sont, peu ou prou, ses disciples. Je tenais à saisir l'occasion de ce bicentenaire pour lui rendre un légitime hommage.
Le droit de la famille continue naturellement à s'adapter pour tenir compte de l'évolution des moeurs et de la société. Je suis heureux que le Gouvernement de Jean-Pierre Raffarin ait pu tout récemment soumettre au Parlement un projet de loi simplifiant et humanisant la procédure de divorce, afin de préserver les droits des deux époux tout en évitant d'aggraver les contentieux.
Il est sans doute également nécessaire de se pencher à nouveau sur le droit de la filiation. Le principe d'égalité entre les enfants est définitivement acquis. Il faut en tirer toutes les conséquences pour l'établissement de la filiation, qui demeure soumis à des règles différentes selon qu'il s'agit de la filiation légitime ou de la filiation naturelle. Ce sera l'objet d'une ordonnance prise au cours de l'année à venir.
Paradoxalement, le code civil est aujourd'hui beaucoup moins contesté qu'il ne l'était en 1904.
Le statut qu'il donnait à la femme mariée y était certainement pour beaucoup. Mais ces critiques, qui aujourd'hui n'ont plus lieu d'être, n'étaient pas les seules.
En effet, à l'époque, nombreux étaient ceux qui n'hésitaient pas à prédire la disparition des deux autres piliers du code civil : la propriété privée et le contrat.
Chacun reconnaît aujourd'hui le rôle de ces deux institutions dans le bon fonctionnement d'une société moderne. Dans les pays où la propriété privée avait disparu, elle est rétablie. Presque plus personne ne célèbre la propriété collective comme étant le but à atteindre.
Quant au contrat, qui permet à chaque individu d'être créateur de droit, l'heure n'est plus où l'on prédisait son déclin. Au contraire, l'on célèbre partout ses prodigieuses virtualités. Grâce à sa souplesse, les acteurs de la vie civile peuvent répondre avec le maximum d'efficacité à l'infinie diversité des situations et des besoins.
Pour autant, le droit des obligations doit être remis sur le métier. Les progrès technologiques, l'essor du commerce, ce qu'il est convenu d'appeler la mondialisation, ont profondément transformé le contexte dans lequel s'inscrit l'activité économique.
Pour répondre à ces évolutions, la jurisprudence a pu s'appuyer sur la souplesse des concepts du code civil. Il faut rendre hommage, à cet égard, à la Cour de Cassation, dont la jurisprudence sert de guide à beaucoup de cours suprêmes. Mais il est temps que le droit des obligations puisse être adapté à l'évolution de la société ainsi qu'aux nouveaux défis nés de la construction européenne. En tout état de cause, il convient que les acquis de la jurisprudence prennent place au sein du code. Conformément aux désirs initiaux des rédacteurs, cette entreprise aurait le mérite de rendre plus accessible le droit des obligations, qui forme la trame même de notre vie sociale.
Il a fallu une dizaine d'années pour réécrire, grâce aux travaux du doyen Carbonnier, le livre premier relatif aux personnes. Je propose qu'en raison de l'urgence qui s'y attache, on tente d'aller plus vite pour la réforme du droit des obligations.
Réécrivons en 5 ans le droit des contrats et celui des sûretés.
Je sais, Monsieur le Garde des Sceaux, que vous avez déjà engagé ce travail. C'est ainsi qu'au mois de septembre dernier, vous avez confié à Monsieur le Professeur Grimaldi la présidence d'un groupe de travail dont l'objet est de proposer les adaptations nécessaires du code civil en ce qui concerne le droit des sûretés réelles et et des sûretés personnelles.
J'attends aussi beaucoup des travaux sur la refonte du droit des obligations conduits par des universitaires de très grande qualité sous la présidence du Professeur Cathala.
Cet effort de modernisation, indispensable dans le domaine des obligations, doit animer l'ensemble de notre droit.
Cela passe d'abord par la poursuite de la codification et le renouvellement de ses méthodes. Les lois succèdent en effet aux lois à un rythme que la complexité du monde moderne rend de plus en plus rapide. L'accélération du progrès scientifique, la création de nouveaux droits individuels et collectifs, le besoin accru de sécurité dans notre société : tous ces facteurs et d'autres encore contribuent à accroître la production normative.
Dans le même temps, les sources du droit se multiplient : à côté de la loi et du règlement, il y a désormais le droit communautaire et la jurisprudence. Je devrais d'ailleurs dire les jurisprudences : car, aux décisions du Conseil Constitutionnel, à celles des cours et tribunaux, s'ajoutent désormais celles des autorités administratives indépendantes et des cours européennes.
Cette polyphonie juridique est à l'image des sociétés modernes : elle reflète leur ouverture sur le monde, le modèle de partage et d'équilibre des pouvoirs qui fonde leur organisation politique. Mais elle rend aussi difficile pour le citoyen, et même pour le juriste, la recherche et l'identification de la règle de droit.
La codification n'en est que plus nécessaire. Elle est le contrepoids naturel de l'inflation législative, l'instrument indispensable pour maintenir dans le monde moderne l'idéal d'une loi claire, intelligible et accessible à tous, consacré à juste titre comme un objectif de valeur constitutionnelle.
C'est pourquoi le Gouvernement a décidé de présenter chaque année au Parlement un projet de loi l'habilitant à simplifier le droit et comprenant un important programme de codification. Six codes auront été complétés ou élaborés sur cette base dans les mois qui viennent, dont deux, celui de l'artisanat et celui de la propriété publique, seront rédigés à droit non constant. Cette année verra également l'achèvement de la codification de notre droit social.
Près de la moitié des normes sont aujourd'hui intégrées à un code. Cet effort sera accentué et poursuivi afin qu'en 2010, toutes les grandes matières de notre droit soient codifiées.
Dans le même temps, je souhaite que notre pays s'engage à l'échelon européen pour que les institutions de l'Union procèdent à une codification plus méthodique du droit communautaire. C'est un élément essentiel de l'Europe des citoyens que nous voulons bâtir. Ce chantier me paraît à bien des égards prioritaire par rapport à l'élaboration d'un code civil européen, qui ne pourra être conduite que dans le respect de la diversité et de la richesse des différentes traditions nationales.
En achevant la codification de notre droit, nous devons continuer à réduire le poids d'obligations procédurales encore trop nombreuses. C'est un axe essentiel de la réforme de l'Etat. Une nouvelle loi d'habilitation à simplifier le droit sera présentée au Conseil des ministres dès la semaine prochaine, afin de raccourcir ou de supprimer de nombreuses procédures administratives et de renforcer la sécurité juridique des particuliers et des entreprises, notamment dans le domaine fiscal. C'est indispensable pour permettre aux Français de mieux connaître leurs droits et leurs obligations, mais aussi pour améliorer l'efficacité de l'action administrative, rendre notre économie plus performante et améliorer le fonctionnement de notre organisation judiciaire.
Le juge a en effet besoin d'un outil clair, précis et complet pour assumer son rôle qui, dans les sociétés modernes, est évidemment tout à fait essentiel. Il en est devenu en fait le régulateur.
On fait peser sur lui les exigences les plus contradictoires. On attend du juge qu'il sanctionne et qu'il protège, qu'il incrimine et qu'il répare, qu'il dispense de la sécurité juridique et qu'il crée du droit. On lui demande de faire preuve de retenue mais aussi d'audace. On exige de lui le sens de l'application du droit mais aussi celui de l'équité. Sa mission est d'autant plus difficile que les textes qu'il doit appliquer sont épars, complexes et parfois confus.
Portalis disait : "Quand la loi est claire, il faut la suivre ; quand elle est obscure, il faut en approfondir les dispositions". Faisons en sorte que la loi soit plus claire et nous aurons considérablement simplifié le travail du juge.
Je voudrais terminer cette intervention en posant une dernière question : Comment assurer le rayonnement du droit français ?
La réponse apportée aux questions précédentes n'est pas étrangère à celle-ci. La réécriture du droit des obligations, la simplification et la codification de notre droit sont évidemment nécessaires pour assurer à notre système juridique une meilleure position dans le concert européen et mondial.
Le droit anglo-saxon est aujourd'hui de plus en plus marqué par les enseignements de l'analyse économique du droit. Cette école de pensée, dominante aux Etats-Unis, prend sans doute peut-être insuffisamment en compte la dimension morale du droit et nos préoccupations de justice sociale. Cela ne signifie pas qu'il faille rejeter en bloc le système anglo-saxon, qui a naturellement ses mérites. Il convient au contraire de faire émerger un système juridique équilibré, fondé non seulement sur l'économie, mais aussi sur l'humanisme, l'équité et la justice.
Nous devons toujours avoir à l'esprit que notre organisation juridique n'est pas une exception dans un monde où 60% de la population voit ses lois civiles régies par un système de codification proche, et souvent inspiré par le nôtre.
C'est le très grand mérite des professionnels français de l'avoir compris. Je pense d'abord aux avocats, à qui je voudrais tout particulièrement rendre hommage. Leur engagement dans le développement international de leurs cabinets, et donc dans la diffusion de notre système juridique, est à la fois essentielle exemplaire.
J'ai entendu leur demande d'être mieux soutenus dans cette démarche par les pouvoirs publics et leur suggestion que soit créée à cette fin une fondation, à l'image de celle dont se sont dotés les Etats-Unis.
Beaucoup d'autres professions se sont engagées dans la même voie. Je pense par exemple aux notaires, qui ont su s'ouvrir sur le monde et développer une action internationale très dynamique, marquée notamment par l'ouverture d'une Maison du Notariat à Shanghai.
Des juridictions, et notamment la Cour de Cassation, qui nous reçoit aujourd'hui, et que je remercie chaleureusement pour le remarquable travail qu'elle a assumé pour l'organisation de cette cérémonie, des universités, d'autres institutions, plusieurs départements ministériels sont engagés dans la même démarche. Il s'agit maintenant de coordonner ces actions pour assurer une meilleure efficacité. J'ai demandé au Premier ministre de conduire lui-même cette coordination.
Mesdames et Messieurs,
Deux cents ans après, la rédaction du code civil, celui-ci fait figure de symbole : cette rédaction s'impose comme l'acte de naissance de la France contemporaine, le reflet le plus marquant du nouvel ordre issu de la Révolution.
Cette dimension symbolique du code civil est aujourd'hui d'autant plus forte que la place du droit dans notre société ne cesse de s'élargir. Développement des libertés individuelles et de la protection sociale, enracinement de l'Etat de droit, judiciarisation croissante des rapports privés : le droit pénètre aujourd'hui tous les domaines de l'activité humaine et s'affirme de plus en plus comme le régulateur suprême des relations sociales.
Cette évolution accroît la responsabilité de toutes celles et de tous ceux qui ont la charge de définir, d'appliquer, de transmettre ou de faire évoluer la règle de droit : pouvoirs publics, magistrats, mais aussi universitaires, avocats, officiers ministériels et représentants de l'ensemble des professions juridiques. A travers la loi, à travers sa clarté et son accessibilité, à travers l'organisation judiciaire qui en découle, c'est un certain modèle de société qui est en jeu, c'est la place que nous entendons faire à la liberté individuelle, à l'égalité effective des citoyens, à la résolution pacifiée des litiges individuels ou des conflits sociaux.
Les idéaux qui ont présidé à la rédaction du code civil n'ont donc rien perdu de leur actualité. Nous avons besoin d'un droit accessible à tous les citoyens, d'un droit qui permette à notre modèle de société de s'affirmer dans le monde d'aujourd'hui. Je suis convaincu qu'au-delà de l'hommage mérité aux rédacteurs du code, vos travaux contribueront à renforcer l'édifice de notre droit civil et de notre système juridique.
Je vous remercie.
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