LETTRE CONJOINTE
DE M. JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
M. GERHARD SCHRÖDER, CHANCELIER DE LA REPUBLIQUE FEDERALE D'ALLEMAGNE
ET DE M. TONY BLAIR, PREMIER MINISTRE DU ROYAUME UNI DE GRANDE BRETAGNE ET D'IRLANDE DU NORD
ADRESSEE A
MONSIEUR LE PRESIDENT DU CONSEIL EUROPEEN SON EXCELLENCE LE TAOISEACH BERTIE AHERN T.D.
ET
MONSIEUR LE PRESIDENT DE LA COMMISSION EUROPEENNE M. ROMANO PRODI
PARIS, BERLIN, LONDRES LE 18 FEVRIER 2004
Monsieur le Taoiseach, Monsieur le Président,
L’Europe s’est fixé pour but de devenir la région économique la plus dynamique du monde d’ici la fin de la décennie. Elle a accompli des progrès considérables par le biais du Processus de Lisbonne et va bénéficier du potentiel économique qu’offre l’élargissement de l’UE. La reprise économique qui s’installe progressivement, stimulée par la triple approche des réformes structurelles, des stimulants conjoncturels et de la consolidation des finances publiques dans les Etats membres, constitue une bonne base pour de nouveaux progrès.
Actuellement, dans le contexte du ralentissement démographique, la croissance et la productivité en Europe demeurent trop faibles :
* Trop souvent, les membres de l’UE n’optimisent pas les résultats de l’excellence de la recherche européenne ;
* Trop souvent, des obstacles freinent le potentiel entrepreneurial de l’Europe ;
* Plus nous aurons de personnes au travail, plus leurs compétences s’amélioreront et plus forte sera la croissance. Nous sommes reconnaissants à la " Task Force sur l’emploi ", présidée par Wim Kok, de nous avoir sensibilisés à ces simples vérités.
Les Etats membres doivent maintenant se concentrer sur les questions essentielles relatives à l’innovation car celle-ci permettra de promouvoir l’entreprise et la réforme des marchés des biens et du travail. Une autre priorité devra être de moderniser le modèle social européen, caractérisé par une main-d’oeuvre partageant globalement les valeurs de nos sociétés, dans le respect des traditions nationales. Une économie plus innovante et plus riche en emplois nous aidera à préserver nos systèmes de protection sociale pour les générations futures. En même temps, ces systèmes ont besoin d’une réforme globale afin de garantir leur viabilité financière à long terme, compte tenu des tendances démographiques.
Pour une Europe plus innovante
Avec des investissements dans la recherche et le développement (R&D) atteignant un taux de 2 % du PIB, l’Europe est encore loin de son objectif stratégique de 3 %, dont les deux tiers doivent venir du secteur privé. L’Initiative de Croissance européenne adoptée en décembre doit être plus ciblée sur les projets de R&D industriels portant sur des technologies de croissance clés comme les sciences du vivant, les nanotechnologies, les technologies des communications, les technologies énergétiques et environnementales. Dans ce cadre, la BEI a un rôle clé à jouer. L’Europe devrait aussi continuer à participer à des projets tels que ITER ou la recherche sur les systèmes spatiaux. L’investissement dans la R&D n’est qu’une partie du processus d’innovation. La capacité des entreprises à transformer les initiatives de recherche en des procédés et produits commercialement viables revêt une importance tout aussi cruciale. En outre, pour renforcer l’économie de la connaissance, les universités et centres de recherche européens devront être encouragés à établir des liens plus étroits entre eux en vue de constituer des pôles d’enseignement et de recherche de haut niveau, capables de soutenir la concurrence au niveau mondial.
* Le programme-cadre de recherche communautaire doit être simplifié afin de le rendre plus facilement utilisable pour l’industrie et la science. Les priorités devraient être de promouvoir la coopération entre les entreprises et la recherche et de développer les technologies du futur. Le soutien à la recherche fondamentale et appliquée doit être renforcé. Dans ce contexte, nous examinerons avec intérêt les propositions de la Commission pour la future structure de la recherche européenne, y compris un éventuel Conseil de la Recherche européenne.
* Le régime européen de propriété intellectuelle doit être amélioré. Nous espérons que la directive relative aux inventions mises en oeuvre par ordinateur et la directive visant à assurer le respect des droits de propriété intellectuelle seront adoptées en temps opportun afin de renforcer la lutte contre le piratage et la contrefaçon. Le brevet communautaire doit établir le juste équilibre entre les besoins des entreprises et ceux des consommateurs. Il doit être peu coûteux et économiquement attractif. Les licences commerciales issues du secteur technologique sont également importantes pour la diffusion d’idées innovantes. La Commission devrait collaborer étroitement avec les Etats membres et l’industrie afin de réviser le règlement d’exemption par catégorie pour les transferts de technologie.
* La Commission et les Etats membres devraient systématiquement évaluer l’impact des projets de législation européenne sur la capacité des entreprises à innover et à être compétitives. En outre, la Commission devrait établir un échéancier assorti d’objectifs précis en vue d’éliminer les réglementations et la bureaucratie qui entravent indûment la compétitivité et l’innovation.
* Les Etats membres doivent être capables de soutenir plus efficacement l’innovation. Ils ont également besoin de la souplesse nécessaire pour intervenir davantage en soutien de l’entreprise à mesure que le marché de capital-risque dans l’Union européenne évolue. Il doit être tenu compte particulièrement des problèmes des petites et moyennes entreprises (PME) innovantes et des nouveaux moyens d’aider les micro-entreprises. L’accroissement du soutien à la recherche à haut risque et de long terme mérite également une attention spéciale. La Commission devrait réexaminer le cadre des aides d’Etat en étroite collaboration avec les Etats membres afin de faire en sorte que les lignes directrices sur les aides d’Etat et le capital-risque prennent en considération les principales carences du marché qui freinent l’initiative.
* Enfin, il est important que la politique de concurrence mise en oeuvre par la Commission tienne davantage compte des caractéristiques de la concurrence internationale et du nécessaire développement industriel de l’Europe.
* La promotion de l’entreprise est un élément crucial pour assurer une croissance soutenue de l’emploi et de la productivité. L’entreprise et l’esprit d’entreprise jouent un rôle important pour conduire à une répartition efficace du capital, et à travers la création et l’essor de l’activité, pour générer de nouveaux emplois. La création de nouvelles activités accroît la pression concurrentielle sur les entreprises, génère de nouvelles idées et des approches novatrices et peut déboucher sur de meilleurs choix et services pour les consommateurs.
* Le cadre réglementaire, au niveau européen et national, doit promouvoir et non handicaper l’entreprise. Des mesures sont nécessaires de la part des Etats membres et au niveau communautaire afin de moderniser ce cadre réglementaire de manière à offrir les meilleures opportunités possibles à l’esprit d’entreprise et à la compétitivité. Au niveau de l’UE, les Etats membres devraient s’engager à ne pas examiner de propositions qui ne sont pas accompagnées d’une étude d’impact adéquate, et l’analyse de la compétitivité devrait être développée. Pour améliorer la législation existante, le Conseil et la Commission devraient fixer un échéancier précis pour l’adaptation du cadre réglementaire européen actuel. Les Etats membres devraient prendre des mesures pour améliorer leur propre réglementation.
* Afin de promouvoir des politiques favorables à l’entreprise et d’en valoriser les succès à travers l’Union, la Commission devrait présenter des propositions en vue de l’établissement d’un concours pour identifier des " Centres européens de l’entreprise ".
Pour plus d’emploi en Europe
Le rapport établi par la " task-force " de M. Kok indique clairement qu’il est urgent d’agir pour permettre à l’Europe d’atteindre l’objectif de Lisbonne d’un taux d’emploi de 70 % d’ici à 2010, et assurer sa prospérité et la pérennité de son système social à long terme. Nous nous félicitons vivement des recommandations concrètes et précises que formule le rapport quant aux actions à entreprendre. Celles-ci donneront une impulsion forte à la stratégie européenne de l’emploi. Lors du prochain Conseil européen de printemps, tous les Etats membres devraient s’engager à prendre des mesures urgentes et adaptées fondées sur ces recommandations et à renforcer l’échange de bonnes pratiques.
* Nous devons améliorer la qualité de notre capital humain grâce à une meilleure éducation et à la mise en oeuvre permanente du principe de formation tout au long de la vie.
* Nous devons faciliter la création d’entreprises, notamment par un cadre réglementaire plus favorable et une meilleure disponibilité du capital risque, en particulier pour les nouvelles entreprises. Cette dernière mesure est également cruciale du point de vue de l’innovation. Parallèlement, nous devons faire en sorte que les systèmes fiscaux et sociaux soient suffisamment incitatifs pour créer et pourvoir des emplois.
* Nous devons moderniser les services chargés de l’emploi dans les Etats membres, afin qu’ils répondent efficacement aux besoins des demandeurs d’emploi comme des employeurs. Les services de conseil et de placement doivent intervenir à un stade précoce afin de prévenir le chômage. En offrant une aide tout en exigeant des efforts équivalents en retour, les services fournis dans le cadre d’une politique d’emploi active doivent être plus fortement orientés sur les besoins individuels des chômeurs et des inactifs en âge de travailler. Nous devons nous concentrer sur les mesures appropriées pour inciter les gens à rester plus longtemps dans la vie active et les employeurs à recruter et retenir les travailleurs âgés.
* La réussite de ces réformes implique une forte participation des partenaires sociaux à tous les niveaux.
Moderniser le modèle social européen
Nul ne doit être exclu de la vie en société en raison d’une maladie grave, d’une longue incapacité de travail, de circonstances familiales ou de l’âge. La meilleure manière d’atteindre cet objectif au niveau européen est d’échanger les bonnes pratiques, pour permettre à tous d’avoir recours aux meilleures expériences possibles selon la situation particulière de chacun des 25 Etats membres. L’Europe doit actuellement faire face à un ralentissement démographique et à un vieillissement de sa population. Cette situation est préoccupante et requiert une réponse urgente.
* Fournir un soutien d’ensemble aux familles peut améliorer les tendances démographiques à long terme. L’amélioration du système de garde des enfants dont les parents travaillent peut augmenter le taux d’emploi, en particulier chez les femmes. Les tendances démographiques nécessitent des réformes fondamentales pour maintenir nos systèmes de retraites. Pour garantir les retraites, il faut accroître le nombre de personnes occupant un emploi. La proportion de personnes plus âgées occupant un emploi doit également être accrue, en encourageant le vieillissement actif et en promouvant l’emploi des travailleurs âgés. Notre objectif demeure l’établissement d’un équilibre à long terme entre l’adéquation sociale des prestations et la soutenabilité financière de la protection des personnes âgées.
* Nous devons nous attacher à offrir un large accès à des services de santé de haute qualité. Le défi de maintenir sous contrôle les dépenses de santé est une grande source de préoccupations. La moyenne de l’OCDE est passée de 7,1 % du PIB en 1988 à 8,4 % en 2001. Les Etats membres doivent améliorer l’efficacité des dépenses de leurs systèmes de santé. Les mesures préventives doivent devenir prioritaires, en particulier dans la lutte contre le cancer, dont le tabagisme est l’un des plus importants facteurs de risques. Toutes les mesures doivent être prises afin de réduire la consommation du tabac. Enfin, l’Union européenne doit trouver de manière urgente une solution afin de remédier aux conséquences des récents jugements de la CJCE sur la Directive sur le temps de travail, particulièrement et non exclusivement dans le secteur de la santé.
* L’Europe doit promouvoir activement la santé publique et la prévention, notamment pour répondre aux nouveaux risques viraux. De même, elle doit déployer des efforts majeurs pour s’engager dans la recherche d’un vaccin contre le SIDA et sur les maladies rares.
Dans une Union européenne à 25, nous devons, pour préparer l’avenir, nous doter des meilleurs mécanismes possibles afin d’atteindre les objectifs européens. La politique que nous avons définie va bien au-delà du prochain cadre financier de l’UE. Elle peut être financée dans le cadre d’un plafond de dépenses communautaires de 1 % du PIB de l’UE, dans la mesure où il s’agit essentiellement d’améliorer l’environnement des entreprises et de permettre une meilleure allocation des ressources. Nous saluons l’initiative de la présidence irlandaise et des trois présidences suivantes en matière de réforme du cadre réglementaire européen, qui offre un moyen d’atteindre nos objectifs de croissance.
De même, à cette fin, nous préconisons la nomination d’un vice-président de la Commission, qui se consacrerait exclusivement aux réformes économiques. Son rôle consisterait à faire avancer l’Agenda de Lisbonne et à coordonner le travail des commissaires dont les portefeuilles sont particulièrement importants pour sa mise en oeuvre. Ce Vice-Président devrait pouvoir intervenir dans toutes les décisions concernant les projets de l’UE ayant un impact sur les objectifs de l’Agenda de Lisbonne.
Nous espérons que le Conseil européen adoptera notre approche consistant à fixer des priorités claires pour réaliser les objectifs de Lisbonne y compris ceux en matière de développement durable. La croissance demeure essentielle pour atteindre nos objectifs d’une Europe dynamique, riche en emplois et donc d’une Europe sociale. Nous invitons les membres du Conseil européen à soumettre d’autres propositions dans cette perspective les 25 et 26 mars 2004. Nos ministres, qui ont précisé nos idées dans trois documents de travail, présenteront nos propositions lors des Conseils spécialisés concernés.
Nous adressons une copie de cette lettre à nos collègues du Conseil européen et aux chefs de gouvernement des dix nouveaux Etats membres.
Veuillez agréer, Messieurs, l’expression de nos sincères salutations,
M. Jacques Chirac, Président de la République française
M. Gerhard Schröder, Chancelier de la République fédérale d’Allemagne
M. Tony Blair, Premier ministre du Royaume-Uni de Grande Bretagne et d'Irlande du nord
(Traduit de l’anglais) |