LETTRE DE
M. JACQUES CHIRAC, PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
ADRESSEE A UNE SOIXANTAINE DE DIRIGEANTS DE PAYS EUROPEENS, DU G8, DES PAYS EMERGENTS OU EN VOIE DE DEVELOPPEMENT, ET D'INSTITUTIONS INTERNATIONALES
PROPOSANT DE NOUVELLES PISTES POUR LE FINANCEMENT DU DEVELOPPEMENT
PALAIS DE L'ELYSEE
3 JUIN 2004
Mesdames, messieurs,
L'an prochain, nous atteindrons le tiers du délai que nous nous sommes fixé, en septembre 2000, pour réaliser les objectifs de développement du millénaire. Nous aurons l'occasion, lors de la 60ème Assemblée Générale de l'ONU, de faire un premier bilan.
D'ores et déjà, quelques tendances se dégagent. Nous avons inversé le mouvement de baisse de l'aide publique au développement. Nous avons pris à Monterrey des engagements qui représentent des ressources additionnelles d'environ 18 milliards de dollars d'ici 2006. La France s'y conforme. Nous avons, pour certains, mis en place de nouveaux mécanismes de financement, tel le "Millenium Challenge Account" des États-Unis d'Amérique.
Mais les institutions internationales nous font part de leur inquiétude : dans l'état actuel des choses, la réalisation de nombreux objectifs est compromise, principalement en Afrique subsaharienne, ceci même dans un scénario de croissance très favorable.
Des efforts supplémentaires sont donc nécessaires. Nous avons besoin de plus de ressources financières, mais aussi de ressources de nature différente. Pour financer l'éducation primaire et la santé dans les pays pauvres, pour assurer la recherche médicale sur les maladies tropicales et le sida, pour venir en aide aux victimes de catastrophes humanitaires, il nous faut un financement qui soit simultanément concessionnel, stable et prévisible. Une telle ressource n'existe pas aujourd'hui dans nos systèmes bilatéraux et multilatéraux d'aide au développement.
Les budgets d'aide des pays développés sont déjà sollicités par leurs priorités bilatérales, qui sont légitimes. Il y a peu d'incitations à les consacrer à des actions communes qui produisent des résultats si – et seulement si – tous y participent. En outre, il est difficile, voire impossible de s'engager sur plusieurs années sur des programmes précis et ciblés.
La croissance économique joue à l'évidence un rôle central dans la réduction de la pauvreté mais elle ne suffira pas. C'est pourquoi, pour surmonter ces obstacles une nouvelle approche est nécessaire. Dans cet esprit, je propose une démarche en trois volets.
Les pays développés pourraient, en premier lieu, voir comment mieux stimuler et orienter la générosité privée en faveur du développement et de la réduction de la pauvreté. En général, les dispositifs fiscaux d'incitation à la philanthropie ne distinguent pas selon que les actions financées correspondent à des interventions nationales ou internationales. La mise en place coordonnée de mesures similaires encourageant les dons privés en faveur du développement, par les particuliers et les entreprises, aurait un grand retentissement. Elle apporterait notamment un puissant soutien à celles des ONG dont les efforts se déploient dans les pays les plus pauvres.
En second lieu, la communauté internationale pourrait examiner comment mieux mettre la lutte contre l'évasion fiscale au service du développement. Les pays en développement, et notamment les plus pauvres, se voient chaque année privés de recettes très importantes par la fuite de capitaux vers les paradis fiscaux, à l'abri, le plus souvent, du secret bancaire. Ces capitaux sont perdus pour le développement ; et c'est une base légitimement taxable qui échappe aux budgets nationaux. Nous avons, au moins au plan des principes et des procédures, réalisé de grands progrès sur cette question au cours des années récentes. Mais les résultats sont encore très incertains. Et nous devons, me semble-t-il, continuer à surveiller étroitement les développements, notamment au regard du secret bancaire.
Enfin, conformément aux orientations arrêtées à l'ONU et au Comité du développement, il revient aux États de réfléchir conjointement à la possibilité et à la faisabilité d'une fiscalité internationale pour financer le développement humain, la réduction de la pauvreté et la réalisation des objectifs du Millénaire, auxquels nous avons tous souscrit. Il n'est pas nécessaire, pour y parvenir, de modifier l'ordre fiscal existant ou de créer une nouvelle institution internationale. Nous pouvons obtenir de grandes améliorations si, dans un premier temps, nous mettons en place, de manière coordonnée, dans chacun de nos pays, des prélèvements identiques dans leurs principes et leurs structures, destinés au financement d'actions et programmes définis conjointement dans un cadre multilatéral, et qui seraient ainsi assurés d'un financement stable et prévisible.
Plusieurs sujets doivent être débattus: la forme juridique d'un engagement commun, sa durée et, bien sûr, la nature des programmes financés et celle des prélèvements opérés.
Pour y contribuer, j'ai constitué il y a six mois un groupe de travail chargé d'explorer les pistes envisageables. Ce groupe est composé de personnalités diverses, émanant notamment du secteur privé, d'organisations gouvernementales et non gouvernementales, nationales et internationales et des cercles universitaires. Tous siègent et s'expriment à titre personnel. Ce groupe passe actuellement en revue les nombreuses formules de taxes internationales qui ont été proposées et étudiées dans diverses instances, en vue de déterminer leur faisabilité technique : taxes sur les transactions financières, taxes environnementales, taxes sur les achats d'armement, par exemple.
En plus de ce travail d'analyse des différentes formules, je lui ai demandé de considérer les questions suivantes :
* la fiscalité est historiquement associée à une représentation politique directe. A l'échelon mondial, une telle représentation n'existe pas. Comment, dès lors assurer la légitimité d'une éventuelle fiscalité internationale ? Quelles sont les implications sur la gouvernance et la gestion des fonds collectés?
* divers objectifs peuvent être simultanément poursuivis: corriger les effets négatifs des activités économiques sur l'environnement ; moraliser la vie économique et financière internationale, renforcer la solidarité. Comment doivent-ils s'articuler avec la priorité essentielle du financement du développement ?
* faut-il utiliser, de préférence, des taxes existantes ou doit-on rechercher des assiettes nouvelles, à l'échelle de la mondialisation ?
Je leur ai également demandé de s'inspirer des principes fondamentaux suivants :
ª éviter de frapper ou pénaliser, même indirectement, les pays en développement
* assurer l'efficacité économique du prélèvement.
* faire en sorte de dégager des ressources véritablement additionnelles, en complément, et non en substitution aux efforts existants d'aide au développement
Ce groupe devrait me remettre son rapport cet été. Je compte vous le transmettre et le rendre public à l'automne, en vue de la prochaine assemblée générale de l'Organisation des Nations Unies et des assemblées annuelles du Fonds Monétaire International et de la Banque Mondiale.
J'ai souhaité vous présenter ces réflexions dans l'esprit de solidarité qui me semble devoir plus que jamais inspirer l'action internationale. Elles visent à renforcer le lien entre ceux pour qui la mondialisation est source de progrès et de prospérité accrue et ceux, encore trop nombreux, qui en sont exclus par un cumul de handicaps historiques, naturels et géographiques. Mais elles s'inspirent aussi d'un souci d'efficacité. La lutte contre la pauvreté et pour le développement humain a besoin de continuité et de stabilité. Elle doit reposer sur des mécanismes de financement et de coordination robustes, à l'abri des cycles économiques et des fluctuations politiques et internationales. Ce besoin, que nous ne pouvons satisfaire en agissant séparément, nous pouvons y faire face ensemble à moindre coût.
Je ne méconnais pas la difficulté de ces évolutions. Il s'agit d'un mouvement sans précédent dans la coopération économique et financière internationale. Mais l'effort est justifié par les besoins essentiels du développement humain et de la lutte contre la pauvreté.
Face au sous-développement et à la pauvreté, nous sommes en risque. Risque contre la sécurité, la stabilité, la santé. Face à ces risques, les efforts internationaux nécessaires apparaissent peu coûteux et me semblent constituer un vecteur d'espoir et de progrès pour le monde.
Souhaitant que ces réflexions puissent retenir votre attention, je vous prie de croire, Mesdames, Messieurs, à l'assurance de ma très haute considération.
Jacques CHIRAC