ALLOCUTION PRONONCEE PAR MONSIEUR JACQUES CHIRAC
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
A L'OCCASION DU 190e°ANNIVERSAIRE
DU GRAND SANHEDRIN
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Palais de l'Elysée - Dimanche 2 mars 1997
Monsieur le Grand Rabbin de France,
Messieurs les Grands Rabbins et Rabbins,
Monsieur le Président du Consistoire Central,
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs,
Vous venez de célébrer à l'Hôtel de Ville de Paris, en présence du Maire de la capitale, mon ami Jean Tibéri, le 190e anniversaire du Grand Sanhédrin, qui a vu la religion juive prendre place parmi les religions reconnues par l'Etat.
En vous accueillant au Palais de l'Elysée, j'ai voulu témoigner de la part que la République tout entière prend à cet anniversaire.
Notre rencontre ce soir est celle de la reconnaissance, reconnaissance de notre Nation pour tout ce que lui a apporté et tout ce que lui apporte la communauté juive de France. Cette rencontre est celle de l'amitié, car chacun connaît les liens anciens et personnels qui me lient à votre communauté. Cette rencontre est aussi celle du dialogue et de l'échange, à un moment où la France, en proie aux difficultés des époques charnières, réfléchit sur ce qu'est sa propre identité. L'histoire de votre communauté, son engagement réussi au service de la France et de la République, dans la fidélité à ses valeurs et à sa foi, est un exemple que nous devons méditer ensemble.
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Le 9 février 1806 se réunissaient pour la première fois, à l'invitation de l'Empereur Napoléon 1er, les représentants des communautés juives présentes sur le territoire national. C'est une date importante parce qu'elle constitue, d'une certaine manière, l'acte de naissance de votre communauté en tant qu'institution.
Le Grand Sanhédrin, dont les travaux s'achèveront un mois plus tard, le 9 mars, marquait l'acte final du processus d'émancipation des Juifs, engagé dès 1789. La Déclaration des Droits de l'homme proclamait l'égalité. Elle ouvrait une ère nouvelle de liberté et de tolérance aux Juifs de France comme aux autres minorités religieuses présentes sur notre sol.
Mais il fallait compter avec le poids du passé. Pierre Emmanuel évoque la "singularité de destin" du peuple juif, soulignant qu'elle "se paie très cher dans l'ordre historique". C'est peu dire. Dans cette France chrétienne, qui s'est construite peu à peu autour de son Etat, l'ostracisme et les préjugés à l'égard des Juifs ont marqué quinze siècles d'histoire. Ce furent les règlements restrictifs et les mesures d'exception. L'interdiction faite aux Juifs d'exercer un grand nombre de métiers. Le port obligatoire et infamant de signes distinctifs, telle la rouelle imposée par Saint-Louis, lointain ancêtre de l'étoile jaune de sinistre mémoire. Ce furent les bannissements, souvent suivis de rappels, tant les Juifs étaient nécessaires à la vie économique du royaume. Ce furent les violences infligées aux biens et aux personnes, auxquelles ne manquèrent ni les autodafés ni les bûchers.
Après tant d'incompréhension et d'épreuves infligées, la seule Déclaration des Droits de l'homme ne pouvait suffire, dans l'esprit des hommes de la Révolution, à accorder la pleine citoyenneté aux Juifs de France. Voilà pourquoi de longs débats seront encore nécessaires. Souvent passionnés, ils vont exprimer l'ignorance de ce que sont la foi et la culture juives, mais ils sont marqués aussi par un élan et une générosité révolutionnaires qui, finalement, vont l'emporter.
Le décret " libérateur " du 27 septembre 1791 reconnaît enfin la citoyenneté aux Juifs de France. Un grand pas est franchi qui suscite une profonde émotion dans la communauté. Cet enthousiasme et cette espérance, un Juif français en témoigne dans les colonnes d'un journal parisien, avec les mots de son temps : " La France, écrit-il, est notre Palestine, ses montagnes sont notre Sion, ses fleuves notre Jourdain. La liberté n'a qu'une seule langue et tous les hommes savent son alphabet. La nation la plus asservie priera pour celle qui a délié les chaînes des esclaves. La France est le refuge des opprimés ".
Mais tout n'est pas gagné. Reste à faire passer les principes et les textes dans les faits et la vie de la Cité. Reste à vaincre les mythes, les croyances et les peurs encore ancrés dans les esprits. Pour la société française, " bercée dès l'enfance des fables issues du plus lointain Moyen Age ", un long apprentissage commence.
Alors même qu'il réunit le Grand Sanhédrin, Napoléon 1er exprime lui aussi méconnaissance et méfiance à l'égard des Juifs qu'il aspire pourtant à mieux connaître. Bonaparte est un homme de son temps, un héritier des Lumières. Comme Rousseau, qui proclamait dans " L'Emile " : " je ne croirai jamais avoir bien entendu les raisons des Juifs qu'ils n'aient l'état libre, des écoles, des universités où ils puissent parler et discuter sans risques. Alors nous saurons ce qu'ils ont à dire ", Napoléon 1er veut comprendre la religion juive. C'est pourquoi il réunit ses " états généraux " et questionne ses représentants.
La stricte observance des traditions et des obligations de la foi juive permet-elle l'obéissance aux lois de la France ? Permet-elle aux Juifs de prendre toute leur part de la vie nationale ? Les Juifs eux-mêmes en ont-ils la volonté ?
Ces questions, et d'autres, dont la lecture nous choque, tant elles traduisent une volonté de mainmise de l'Etat sur votre communauté, les deux siècles écoulés y ont répondu. L'Histoire témoigne de l'engagement constant des Juifs de notre pays au service de la France et de la démocratie.
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Engagement civique d'abord, avec l'action des Consistoires. Fidèles à leur devise " Patrie et Religion ", ils mèneront une action exemplaire pour l'usage de la langue française, pour la participation des jeunes Juifs au service militaire et pour la diffusion des vertus patriotiques.
Engagement civique aussi dès que la Nation est secouée par des événements dramatiques. Que de sang versé pour la France au cours des guerres, au cours de la Grande Guerre, sacrifice qui rendra inimaginable pour les Juifs français ce qui viendra plus tard pendant les années sombres.
Engagement intellectuel, culturel, spirituel. Combien de créateurs, de penseurs, d'écrivains, d'artistes. Combien d'économistes, d'ingénieurs, d'universitaires et de chercheurs issus de votre Communauté ! La France qui créée, la France qui invente, la France qui porte haut ses couleurs, ne serait pas ce qu'elle est sans les Juifs français, qui ont contribué pour une part importante à bâtir notre patrimoine national. Ils ont irrigué notre Terre de cet humanisme et de cette spiritualité qui sont, depuis toujours, l'essence du judaïsme.
Engagement politique, enfin.
Ce n'est pas un hasard si les deux siècles écoulés ont vu nombre de vos coreligionnaires se porter aux avant-postes du combat pour la démocratie et la République. La Révolution a reconnu, la première, leur dignité de citoyen. A mesure qu'elle s'est étendue en Europe, elle y a détruit les murs des ghettos. Les Juifs de France et du monde ne l'oublieront pas. Ceux notamment d'Europe centrale et orientale, qui, persécutés chez eux, trouveront refuge dans notre pays.
Pour avoir, dans l'Histoire, subi le poids de l'oppression, et de l'arbitraire, ils mesurent l'inestimable valeur de la liberté et de l'égalité. Ils savent que la République, c'est pour chacun la possibilité de vivre pleinement sa foi, ses convictions, ses traditions, pour peu que l'on accepte et respecte ses lois.
Voilà pourquoi les Juifs de France vont s'identifier avec la République. Voilà pourquoi ils attireront la haine et la violence des nostalgiques de l'ordre ancien. Voilà pourquoi, alors même que le dernier texte discriminatoire a disparu de notre Droit en 1846, l'antijudaïsme de tradition chrétienne va se confondre peu à peu avec un antisémitisme plus racial et plus politique, souvent prôné par les ennemis de la République, encore nombreux au début de ce siècle. Mais le pire restait à venir.
C'est d'abord l'affaire Dreyfus, révélatrice d'un antisémitisme virulent et qui conduisit beaucoup de Juifs de France et d'ailleurs, à rêver d'un foyer juif en Palestine. Révélatrice aussi, ne l'oublions pas, de l'attachement de beaucoup de Français à nos valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité. Ce sont les attaques constantes et ô combien violentes d'une certaine presse et de certains milieux. Nous savons qu'il n'est pas de mots innocents. Ceux, terribles, qui se font entendre dans l'entre deux-guerres annoncent l'horreur qui va s'accomplir.
Le pire, c'est cela. Le nazisme. L'occupation. Les années noires.
Trahissant les valeurs, le génie, la mission de la France, l'Etat français, le Gouvernement de Vichy vont se faire le complice de l'indicible.
Il y a un an et demi, j'ai tenu à ce que soit reconnue solennellement la responsabilité de l'Etat français dans l'arrestation, la déportation et la mort de milliers et de milliers de Juifs.
Ce devoir de mémoire, nous devons le mener à son terme. Nous devons faire toute la lumière sur le rôle de Vichy et de ses représentants.
Nous devons mener les enquêtes nécessaires pour savoir ce que sont devenus les biens confisqués par l'occupant et ses complices. C'est le rôle du groupe de travail dont la présidence vient d'être confiée par le Premier ministre à Monsieur Jean MATTEOLI, président du Conseil économique et social.
Cinquante ans après, la France, pays adulte, doit assumer l'ensemble de son histoire. Pour construire l'avenir, l'on ne peut ignorer le passé.
Il y a eu le général de Gaulle et l'appel du 18 juin. Il y a eu l'armée des ombres et son héroïsme ordinaire. Il y a eu les milliers de Français qui ont sauvé des Juifs. Mais il y a eu aussi l'indifférence, la lâcheté, la collaboration active, la faute de ceux qui avaient la charge de l'Etat et la mission de défendre les valeurs de la France et de la République.
Evoquer ce soir l'histoire de la communauté juive en France, c'est d'abord assumer ce devoir de mémoire et de vérité.
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Oui, Mesdames et Messieurs, l'histoire de votre communauté parle à chacun d'entre nous. Elle nous impose la plus extrême vigilance. Mais elle nous invite aussi à l'espérance et à la confiance.
Les Juifs de France nous montrent que l'on peut vivre sa foi, ses traditions, sa culture, transmettre ses principes et son identité, tout en se reconnaissant dans les valeurs de la République et en aimant passionnément sa patrie.
Je connais naturellement les liens, très forts, de votre communauté avec Israël. Je sais l'espérance qui s'attache au processus de paix. Je sais avec quelle attention vous suivez les rapports de la France et de l'Etat hébreu, rapports marqués par l'amitié et la confiance. Mais je sais aussi que les Juifs français sont de grands républicains et de grands patriotes.
Quel meilleur démenti pour tous ceux qui croient que l'identité se nourrit de l'identique ! Les Juifs présents depuis des siècles sur notre sol, ceux qui, plus tard, les rejoindront, venant d'Europe de l'Est. Les Juifs d'Afrique du Nord, citoyens français en Algérie depuis le décret CREMIEUX. Tous ont apporté avec eux leurs traditions, leur sensibilité, leur histoire. Ils ont pleinement contribué à la diversité et à la richesse de la France.
La France que nous aimons, que nous voulons, n'est pas et ne sera jamais une mosaïque de communautés juxtaposées. C'est une Nation ouverte, généreuse, mais inflexible sur les valeurs qui la fondent. Parmi ces valeurs, il y a l'idéal d'intégration.
Bien sûr, la "machine à intégrer", avec, aux avant-postes, l'école républicaine, est parfois grippée. Bien sûr, les difficultés économiques et sociales, les incertitudes inséparables des périodes de transition, rendent les choses plus difficiles que pendant les trente glorieuses.
Pour autant, le principe garde sa force. Nous devons retrouver les voies de l'intégration, ce qui passe par une grande fermeté en matière d'immigration clandestine.
Rien ne serait plus dangereux pour les étrangers régulièrement installés en France, et pour leurs enfants, qui ont vocation à être Français ; rien ne nuirait davantage à notre modèle d'intégration qu'une attitude laxiste et ambiguë qui viendrait nourrir aussitôt les forces de haine.
Je tiens à le dire devant vous. Le racisme sous toutes ses formes me trouvera toujours en travers de sa route. Je défendrai toujours les valeurs auxquelles je crois : la dignité de chaque homme, la tolérance, la générosité. Mais je mettrai toujours en garde contre l'angélisme, la naïveté et l'ignorance qui, comme les bonnes intentions, pavent l'enfer de la xénophobie.
Méfions-nous des amalgames sans fondement, des références avec un passé sombre, références dont votre communauté mesure mieux que tout autre le caractère inacceptable. Respectons la loi. C'est celle de la démocratie et c'est celle de la République. Ne faisons pas le jeu de tous ceux qui exploitent les incertitudes de l'avenir, prônent le repli, agitent la peur de l'autre et attisent la haine. Ceux-là n'attendent que nos faiblesses.
Les principes de la République ne se divisent pas.
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Messieurs les Grands Rabbins, Messieurs les Présidents, Mesdames et Messieurs, vous qui représentez les consistoires de toute la France, qui êtes venus de métropole et d'outre-mer, vous avez célébré un anniversaire. Vous souvenant d'un moment du passé, vous avez fait revivre l'histoire de votre communauté, histoire heureuse ou douloureuse, avec ses tragédies et sa grandeur. Mais ce faisant, vous avez interrogé la France. Vous avez enrichi notre réflexion commune sur ce qui fait notre identité, et que nous sommes décidés à défendre. Vous avez adressé à tous les Français un message d'exigence et d'espérance. Je l'ai entendu et je vous en remercie. |