INTERVENTION DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE FRANCAISE SUR LE THEME : "L'INTÉGRATION DE L'AFRIQUE DANS L'ÉCONOMIE MONDIALE ET LE PROBLEME DE LA DETTE" LORS DU SOMMET AFRIQUE-EUROPE
LE CAIRE - EGYPTE
LUNDI 3 AVRIL 2000
Monsieur le Président,
Excellences,
Mesdames, Messieurs,
Je voudrais vous proposer quelques questions, assorties de premiers commentaires :
- Quel regard porter sur un phénomène mondial qui n'a pas de précédent par son ampleur, et que l'usage a qualifié de "globalisation" ?
- Est-il possible d'en refuser la dynamique ?
- Vaut-il mieux y participer et, dans l'affirmative, sous quelles conditions, avec quelles précautions ?
- A cet égard, comment s'insère la question de la dette dans cette formidable mutation ?
- La dette constitue-t-elle un handicap insurmontable ?
- Qu'apportent les mécanismes internationaux mis en place pour répondre à l'endettement?
Alors que, pour la première fois, l'Afrique et l'Union européenne se réunissent au Sommet, ce sont là, me semble-t-il, certaines interrogations sur lesquelles nous pourrions réfléchir en commun.
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Quel regard sur la globalisation ?
Les moyens modernes de communication diffusent, rapidement et partout, idées et produits. Des interdépendances se sont créées, dans tous les domaines. L'accroissement des échanges entraîne une dynamique de prospérité dont il serait déraisonnable de vouloir se priver. On perçoit les risques encourus par les pays qui se replieraient sur eux-mêmes. Mais l'ampleur, la rapidité et l'impact sur les sociétés et sur les économies de ces évolutions suscitent une interrogation fondamentale : chacun peut-il trouver son compte dans cette nouvelle donne ?
Certainement pas si c'est la loi du plus fort qui l'emporte. Personne, d'ailleurs, ne pourrait conserver durablement un avantage dans un monde où se creuserait, par le jeu de la globalisation, l'écart entre les plus puissants, les mieux pourvus et les plus faibles, les plus démunis. Il n'y aurait ni stabilité sans laquelle rien n'est possible, ni paix à laquelle tous les peuples aspirent. Ce serait d'ailleurs aller à l'encontre des grandes valeurs humanistes qui, pour nous tous, doivent inspirer les relations entre les peuples.
C'est dans ce contexte que s'inscrit la problématique de l'intégration dans l'économie mondiale.
Des réponses nous ont déjà été données par la coopération entre l'Union européenne et l'Afrique et par les réformes économiques que conduisent les pays africains.
La coopération s'est manifestée dès les débuts de la construction européenne. En établissant un lien étroit entre commerce et développement, les premières conventions de Yaoundé et de Lomé visaient à surmonter les contraintes africaines grâce à l'aide publique et à une plus grande ouverture des marchés. C'est dans cet esprit qu'ont été progressivement mis en place les partenariats intégrés qui unissent aujourd'hui l'Union européenne aux pays ACP et de la Méditerranée.
L'accord qui succédera en juin prochain à l'actuelle Convention de Lomé viendra compléter ce dispositif, avec une vision nouvelle. L'intégration régionale deviendra l'élément à privilégier pour l'insertion des pays africains dans l'économie mondiale. Passer d'un système de préférences non réciproques, dont les pays ACP n'avaient pas été pleinement en mesure de tirer parti, vers des accords de partenariat économique régionalisés, favorisera aussi l'interpénétration de nos marchés respectifs. L'Union européenne s'est fortement engagée à soutenir cette évolution en mettant à la disposition des ACP, pour les prochaines années, une enveloppe d'aide très substantielle, dont la France, je le relève au passage, assurera à elle seule près du quart du financement. Avec le projet d'une zone de libre-échange entre l'Europe et la Méditerranée à l'horizon 2010, et l'accord avec l'Afrique du Sud, une perspective de rapprochement des économies de nos deux continents est en train de se consolider.
La réponse aux défis de la globalisation vient aussi des pays africains eux-mêmes qui se sont engagés sur la voie des réformes. Comment susciter l'aide extérieure sans une gestion des affaires publiques guidée par l'intérêt général, sans donner la meilleure affectation aux ressources nationales ? Comment retenir l'intérêt des investisseurs sans créer un environnement institutionnel stable, assurer la sécurité juridique, favoriser la compétitivité ? Des grands chantiers ont été ouverts et ils ont commencé à porter des fruits, avec la reprise de taux de croissance positifs dans nombre de pays. Mais tous ces efforts sont-ils compatibles avec un endettement qui réduit les marges de manoeuvre et représente pour des économies encore fragiles et des pays démunis un fardeau aussi lourd ? Cette question ne peut être éludée.
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L'encours de la dette africaine, qui s'élevait en 1998 à 310 milliards de dollars, représente, à l'évidence, une contrainte considérable. La France voit, dans le service de la dette, un obstacle à l'intégration dans l'économie mondiale lorsque celui-ci dépasse, par exemple, le budget consacré à l'éducation et la santé.
Ne devons-nous pas nous attacher à une approche diversifiée du traitement de la dette ? Car ce n'est pas l'endettement en lui-même qui pose un problème insurmontable mais la difficulté à générer les ressources nécessaires au service de la dette. Une situation d'endettement avec un encours dépassant la production annuelle de richesses peut apparaître inextricable. En réalité, il faut l'apprécier à la lumière de l'impact qu'auront progressivement les mesures d'ajustement interne mises en oeuvre pour la résoudre avec l'appui de l'extérieur. Dès lors, la résolution des questions d'endettement peut se réaliser par un effort commun et partagé des créanciers et des débiteurs.
Ne convient-il pas, aussi, de préserver ou de restaurer l'accès au marché financier international des pays africains ? C'est déjà le cas pour les plus développés d'entre eux et l'engagement à leur côté des créanciers privés est un puissant levier de développement. L'Afrique doit trouver ou retrouver des capitaux étrangers pour investir et prospérer, en gérant cette faculté de façon prudente, pour éviter des retournements dangereux comme ceux qu'ont connu les pays asiatiques.
Cela devrait rester vrai, même pour des pays très endettés qui disposent d'importantes ressources potentielles, gage de leur développement futur. Pourquoi une approche franche, confiante et réaliste de leurs problèmes d'endettement avec leurs créanciers publics et privés ne permettrait-elle pas de trouver une solution ? Rien ne serait plus dommageable pour eux que de s'enfermer dans une situation qui porterait atteinte à leur crédit auprès de la communauté financière internationale et compromettrait ainsi l'avenir de leur développement. Ensemble, il est possible de mieux répartir dans le temps la charge des versements des intérêts et de préserver la capacité de lever des ressources en faveur du développement.
Cependant, la dette demeure encore, dans de trop nombreux pays, un fardeau insoutenable. Une forte solidarité internationale est indispensable. La France s'est résolument engagée pour qu'une solution ambitieuse et définitive soit trouvée. D'autres pays en ont également perçu la nécessité.
Lors du sommet de Lyon, en 1996, la mobilisation de la communauté financière internationale a permis de jeter les bases de l'initiative en faveur des pays pauvres très endettés. En juillet 1999, à Cologne, nous avons proposé trois nouvelles orientations pour renforcer cette initiative : générosité pour un allégement accru de la dette ; équité dans la répartition des efforts entre pays créanciers ; responsabilité de la part des pays bénéficiaires par la mise en place de politiques économiques et sociales rigoureuses.
Pour la France, l'annulation additionnelle de ses créances représentera un effort de près de 7 milliards de dollars. Au total, la France aura annulé, au cours des quinze dernières années, plus de 23 milliards de dollars en faveur des pays lourdement endettés.
J'ai proposé récemment que la France, dans la ligne des engagements pris à Cologne, porte à 100 %, et non pas 90 %, l'annulation des créances publiques bilatérales, qu'elles soient dues au titre de l'aide publique au développement ou au titre des créances commerciales, sur les pays les plus pauvres et les plus endettés. C'est une mesure que j'estime indispensable. A l'issue du processus engagé, c'est-à-dire à l'horizon de deux ou, au plus, trois ans, la France n'aura plus aucune créance annulable sur les pays les plus pauvres. J'appelle l'ensemble des pays créanciers à suivre cet exemple dans la mesure de leurs moyens.
Désormais la priorité doit aller à la mise en oeuvre effective des décisions prises à Cologne. Il ne saurait être question de différer, encore une fois, les nécessaires réductions de dette. Il nous faut la mobilisation de tous, F.M.I., Banque mondiale, pays créanciers et pays débiteurs. Le calendrier doit être respecté.
L'initiative prise par les créanciers au profit des pays très endettés s'accompagne d'importants changements dans les relations des pays bénéficiaires avec le Fonds monétaire international et la Banque mondiale. Ces relations mettent désormais l'accent sur la réduction de la pauvreté. Comment pourrait-on contester la priorité donnée, parmi d'autres, c'est vrai, à la lutte contre la pauvreté dans les objectifs des programmes d'ajustement structurel ?
L'annulation de la dette permet d'y contribuer si les marges financières libérées sont affectées à des dépenses au profit des secteurs sociaux. Des mécanismes appropriés pourraient être mis en place pour suivre cette voie, par exemple la création de fonds spécialisés. Il y a là un sujet de concertation entre débiteurs, créanciers et donneurs d'aide.
Mais je comprends les interrogations de pays africains sur l'un des aspects de l'initiative PPTE qui, leur réservant un accès exclusif aux dons, leur fermerait l'accès aux prêts. Comment concilier leur aspiration à plus de diversité dans leurs sources de financement avec un principe relevant de la logique propre aux institutions financières internationales ? Voilà qui nous montre que nous devons encore approfondir notre réflexion.
Moins de dette, et donc moins de pauvreté. Mais il faut aussi rechercher plus de croissance.
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C'est vrai, l'Afrique subit encore, plus qu'elle n'en profite, son ouverture sur l'extérieur. Les pays africains sont fortement dépendants du commerce international, par leurs exportations de matières premières qui représentent, en moyenne 25% de leur PIB, et même 35% dans 15 pays. Ils sont particulièrement sensibles aux variations des cours mondiaux de ces produits et l'évolution tendancielle des termes de l'échange leur a été défavorable. Leur part dans le commerce mondial, à peine 2 % actuellement, a décliné.
Il faut s'attacher à renverser cette tendance. Par une plus grande ouverture des marchés des pays industrialisés, comme l'Union européenne en a perçu la nécessité. Par un poids accru dans les négociations commerciales multilatérales. Par une meilleure intégration des pays africains. Par la régulation des marchés. La France a fait de la régulation un axe majeur de sa politique étrangère et elle comprend parfaitement la priorité que l'Afrique attache à la mise en place des mécanismes qui en découlent.
C'est avec cette même préoccupation, celle d'assurer des bases plus solides aux pays africains, qu'il faut s'attacher à gagner la bataille de l'aide publique au développement. C'est là tout le sens du concept " d'additionnalité " retenu l'an dernier à Cologne. L'effort supplémentaire lié à la réduction de la dette ne doit pas se traduire par une diminution des autres composantes de l'aide qui demeurent indispensables. En prenant notamment la décision de maintenir le niveau exceptionnel de sa contribution au Fonds européen de développement, mon pays a témoigné de sa détermination à respecter l'ensemble de ses engagements, dans un souci de cohérence.
Enfin, il n'y a pas de création de richesses supplémentaires sans investissements. Or la part de l'Afrique est très modeste et déclinante dans les flux mondiaux d'investissements privés, à peine 4% durant la période 1996/1997, contre 11% durant la décennie 1980. Et pourtant le taux de rentabilité des investissements y est plus élevé que dans bien d'autres régions qui en attirent davantage. Tout ceci montre qu'il faut aller plus loin dans des efforts qui ont déjà été accomplis, par vos pays, par notre partenariat. Nous avons fixé des objectifs pour la réduction de la pauvreté. Pourquoi ne pas nous en fixer pour les investissements qui feront la croissance de demain ?
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Mise en place d'une approche globale dans nos relations commerciales, choix de l'intégration régionale, traitements de la dette adaptés à la situation de chacun, maintien des flux d'aide publique au développement, encouragement donné à l'investissement privé par de bonnes politiques économiques, voilà les clés de l'intégration de l'Afrique dans l'économie mondiale.
Oeuvrons dans ce sens à la faveur du dialogue que nous engageons par ce premier Sommet.
Je vous remercie de votre attention. |