ALLOCUTION PRONONCÉE PAR
MONSIEUR JACQUES CHIRAC
PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
À L'OCCASION DE LA CÉRÉMONIE D'OUVERTURE
DES MANIFESTATIONS CÉLÉBRANT
LE BICENTENAIRE DE LA LÉGION D'HONNEUR
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PALAIS DE L'ÉLYSÉE
LUNDI 28 JANVIER 2002
Messieurs les Premiers Ministres,
Madame la Garde des Sceaux,
Messieurs les Ministres,
Monsieur le Grand Chancelier de la Légion d'honneur,
Monsieur le Chancelier de l'Ordre de la Libération,
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de vous accueillir à l'Élysée à l'occasion d'une cérémonie qui revêt un caractère tout à fait particulier.
L'ordre de la Légion d'honneur célèbre cette année son deuxième centenaire. C'est un moment exceptionnel qui sera marqué tout au long de l'année par des cérémonies et des manifestations dont celle d'aujourd'hui est la toute première.
En ma qualité de Grand maître de l'ordre de la Légion d'honneur, je m'en réjouis : cette célébration montre la considération qui entoure l'une des institutions les plus célèbres dans le monde et l'une des distinctions les plus recherchées.
Qu'il me soit permis d'exprimer ma reconnaissance au général Philippe DOUIN, Grand chancelier de l'ordre de la Légion d'honneur, aux membres du Conseil de l'ordre, au Comité d'organisation de la célébration du bicentenaire, ainsi qu'à tous ceux qui ont été associés à la préparation de ces manifestations et participeront activement à leur déroulement : artistes, universitaires, élèves des maisons d'éducation de la Légion d'honneur, légionnaires de la Société d'entraide des membres de l'ordre... Je sais le soin que tous apportent à la mise au point de ces cérémonies auxquelles la restauration du cloître de Saint-Denis et la rénovation du musée de la Légion d'honneur conféreront un éclat supplémentaire. Je veux dire à toutes et à tous ma gratitude pour les efforts qu'ils ont accomplis.
Je tiens aussi à saluer les hautes personnalités civiles et militaires dont la présence rehausse la solennité de notre réunion.
Ces personnalités représentent tous les milieux : politique, administratif, judiciaire, universitaire, culturel, religieux. Je ne peux citer chacune d'entre elles tant elles sont nombreuses et je leur demande de bien vouloir m'en excuser. Je voudrais également saluer la présence, pour ce bicentenaire de la Légion d'honneur, du chef du Gouvernement, M. Lionel JOSPIN, Premier ministre, et de plusieurs ministres que je remercie d'être avec nous pour cet événement.
J'ai le plaisir de saluer également M. Pierre MESSMER, ancien Premier ministre, M. Yves GUÉNA, Président du Conseil constitutionnel, M. Guy CANIVET, Premier Président de la Cour de cassation.
Je souhaite aussi saluer, aux côtés du général Philippe DOUIN, deux anciens Grands chanceliers de l'Ordre, le général Alain de BOISSIEU et le général Gilbert FORRAY, ainsi que le général Jean SIMON, Chancelier de l'ordre de la Libération et le général Arsène WOISARD, Président de la Société d'entraide des membres de la Légion d'honneur.
Je tiens enfin à remercier tout particulièrement de leur présence les épouses et les familles de ceux qui, victimes de leur devoir, ont reçu la Légion d'honneur à titre posthume au cours de l'année passée. À ces huit civils et quatre militaires, gendarmes, policiers, sapeurs-pompiers, officier de l'armée de l'Air ou fonctionnaire, je veux rendre hommage une nouvelle fois, car ils ont payé de leur vie leur entrée dans la grande famille des légionnaires, cette élite qui met au service de notre pays son courage, son intelligence, son dévouement et sa générosité.
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Pourquoi, depuis deux siècles, cette petite étoile blanche et ce ruban rouge sont-ils des insignes si prisés, si respectés, si convoités ? Pourquoi, depuis deux siècles, l'ordre de la Légion d'honneur est-il l'un des plus célèbres, sinon le plus célèbre du monde ? Pourquoi, depuis deux siècles, ses règlements ont-ils servi de modèle à tant d'ordres nationaux, en Europe et dans le monde entier ?
Cet ordre n'est pas le plus ancien. Certains datent des Croisades. Mais il est le premier ordre de France. Et il a survécu à tous les régimes, aux crises et aux malheurs de notre Histoire. Au centre de la croix, le visage a changé, mais le symbole est resté. Des adaptations ont été introduites dans le statut initial, mais elles n'ont modifié en rien les principes d'origine. Qu'est-ce donc qui assure ainsi depuis deux siècles la pérennité et le prestige de cet ordre ?
Pour répondre à cette question, il convient d'abord d'en poser une autre : pourquoi, en 1802, Bonaparte, alors Premier consul, a-t-il créé la Légion d'honneur ?
En 1802, l'heure est à la paix : le Traité de Lunéville vient d'être signé avec l'Autriche, celui d'Amiens avec l'Angleterre et le Concordat avec le Vatican. Le Premier consul peut se consacrer à la création d'institutions administratives, judiciaires et financières qui marquent encore profondément l'organisation et la vie de notre pays. L'ordre de la Légion d'honneur constitue l'une d'elles.
La Révolution ayant supprimé tous les ordres et toutes les formes de récompenses, le Directoire, désireux de manifester sa reconnaissance aux militaires ayant bien servi la Patrie, réintroduit un usage traditionnel dans l'armée, la remise d'armes, à titre personnel, par le général à ceux de ses soldats qui se sont particulièrement distingués sur le champ de bataille : ce sont, par exemple, les baguettes d'argent du petit tambour d'Arcole conservées au musée de la Légion d'honneur.
Le 4 nivôse an VIII, à Noël 1799, le jour même où il est proclamé Premier consul, Bonaparte institue, par décret, les "Armes d'honneur". Le retour de la paix va lui permettre d'aller plus loin. Il lui faudra pour cela, entre février 1802 où il lance en privé, devant un petit comité à la Malmaison, l'idée de la Légion d'honneur, et le 19 mai suivant où est adoptée la loi du 29 floréal an X, moins de quatre mois pour obtenir la création du nouvel ordre.
Que souhaite le Premier consul ? Bonaparte entend créer "un ordre qui soit le signe de la vertu, de l'honneur, de l'héroïsme, une distinction qui serve à récompenser à la fois la bravoure militaire et le mérite civil", un ordre qui ne soit pas, comme par le passé, un ordre nobiliaire ou héréditaire, mais qui soit un ordre ouvert à tous, sans distinction de naissance ou de position sociale, excluant tout préjugé et toute ségrégation. En un mot, un ordre de mérite qui mette sur pied d'égalité les vertus civiles et militaires.
Que dit-il ? : "Les cordons sont en usage dans tous les pays ; qu'ils soient en usage en France !(à) Seulement, on ne les donnait en France, on ne les donne chez nos voisins qu'à l'homme bien né ; je les donnerai à l'homme qui aura le mieux servi dans l'armée et dans l'État, ou qui aura produit les plus beaux ouvrages". Et il continuait : "Les soldats ne sachant ni lire ni écrire seront fiers de porter la même décoration que les savants illustres et ceux-ci attacheront plus de prix à cette récompense qu'elle sera la même que pour les braves"...
Roederer, qui sera chargé de présenter au Corps législatif l'exposé des motifs de la loi, le soulignera à son tour : "Elle efface les distinctions nobiliaires qui plaçaient la gloire héritée avant la gloire acquise, et les descendants des grands hommes avant les grands hommes.(à) C'est la création d'une nouvelle monnaie d'une bien autre valeur que celle qui sort du trésor public, d'une monnaie dont le titre est inaltérable et dont la mine ne peut être épuisée, puisqu'elle réside dans l'honneur français ; d'une monnaie, enfin, qui peut seule être la récompense des actions regardées comme supérieures à toutes les récompenses".
C'était affirmer d'emblée les deux grands principes intangibles qui gouvernent depuis 1802 une institution à laquelle Bonaparte donna pour devise "Honneur et Patrie".
Le principe d'égalité, d'abord, qui faisait dire à Napoléon : "Cette institution met sur le même rang les princes et les tambours", ce que le 15 juillet 1804, lors de la première remise de croix en Saint-Louis-des-Invalides, Murat rappellera fermement à Beauharnais barrant le chemin au capitaine Coignet, alors grenadier de la Garde : "Mon prince, tous les légionnaires sont égaux ; il est appelé, il peut passer."
Le principe d'universalité, ensuite, qui vise à récompenser tous les services, civils ou militaires, sans établir entre eux ni hiérarchie ni distinction, pourvu qu'ils soient exemplaires : la désignation d'un civil, Lacépède, comme premier Grand chancelier de l'ordre devait d'ailleurs souligner cette volonté.
Ces deux grands principes, empreints d'une profonde humanité dont la France se fit la championne, il y a deux siècles, ces deux grands principes expliquent certainement la résonance extraordinaire qu'a très vite obtenue la Légion d'honneur. Leur originalité a largement contribué à la pérennité du souvenir de l'Empereur, comme au prestige de notre pays à travers le monde. Elle explique aussi que ni l'effondrement de l'édifice impérial, ni la restauration de la royauté ne parvinrent à la détruire : l'ordre s'était, en douze ans, chargé de tant de gloire, de tant de souvenirs, de tant d'héroïsme que l'on ne pouvait lui opposer d'autres symboles.
Louis XVIII choisit donc de maintenir "l'étoile des braves". Louis-Philippe lui redonna sa place de première récompense française. En 1848 et en 1870, on voulut la supprimer : on la sauva en la réservant aux militaires. Et, dès 1873, une loi lui rendit sa double vocation. Elle adopta alors son caractère définitif, brisant les interdits, s'intégrant à la fois à la vie populaire et culturelle, récompensant plus largement toutes les activités du pays, créant véritablement une élite nationale vivante, diverse, moderne.
Au cours du siècle qui suivit, les deux guerres mondiales devaient transformer sa physionomie. La recherche d'un équilibre harmonieux entre mérites civils et militaires s'était faite, à l'issue des conflits, au prix d'un gonflement des effectifs : de 180 000 en 1946, ils atteignirent 300 000 en 1960. Ce chiffre pouvait faire craindre un affaiblissement du prestige de la Légion d'honneur. Le général de Gaulle chargea alors le général Catroux, Grand chancelier de la Légion d'honneur, de refondre en un ensemble cohérent les quelque quatre-vingt textes qui composaient son statut depuis sa création. Ce fut le code de 1962 qui définit une doctrine et des principes gouvernant l'attribution de cette décoration. Désormais, la croix de la Légion d'honneur récompenserait exclusivement des services éminents, tandis que serait créé, dès 1963, un nouvel ordre, l'ordre national du Mérite, destiné à récompenser des services distingués. Par ailleurs, à la fin des années 1990, le nombre des légionnaires devait être ramené à 125 000.
Ces dispositions, indiscutablement, ont valu à notre premier ordre national un surcroît de prestige. Les objectifs quantitatifs seront atteints dès janvier 1996 avec des effectifs de 115 000 légionnaires. Il m'est apparu alors nécessaire, en tant que Grand maître de l'ordre, d'encourager, par une circulaire du 9 février 1996, la recherche d'un équilibre plus harmonieux entre les mérites civils et les mérites militaires. J'ai tenu également à ce que soit renforcé le caractère universel de la Légion d'honneur. J'ai recommandé que tous les milieux socio-professionnels soient récompensés, que les équilibres géographiques et hiérarchiques dans les nominations ou les promotions soient respectés et qu'il soit donné aux femmes, insuffisamment représentées, y compris dans les secteurs où elles exercent un rôle prépondérant, toute la place qui leur revient dans notre société.
Je sais, Monsieur le Grand chancelier, Mesdames et Messieurs les membres du Conseil de l'ordre, combien vous êtes attentifs à ce que soient spécialement distingués les secteurs vitaux pour l'avenir de la France : secteurs de la haute technologie et des industries de pointe sur l'excellence desquels reposent la notoriété et la place économique de notre pays dans le monde ; mais aussi métiers à travers lesquels s'exprime la solidarité et qui sont essentiels au maintien de la cohésion nationale. Il s'agit des professions de santé, mais aussi des bénévoles qui interviennent dans de nombreux domaines et qui, tous, ont pour trait commun une conscience professionnelle, une disponibilité, un dévouement et une générosité exprimés de façon souvent discrète, trop discrète peut-être dans notre société aux valeurs bousculées par les effets d'une médiatisation excessive.
Cette part nouvelle, plus équitable, que j'ai voulu réserver aux secteurs de l'enseignement, de la formation, de la recherche, de la santé, de la solidarité, contribuera, j'en suis persuadé, à rehausser la signification de nos distinctions, ainsi que le prestige qui leur est attaché. Ainsi la Légion d'honneur restera-t-elle fidèle aux principes qui ont présidé depuis deux siècles à son attribution, l'égalité, l'universalité et l'excellence, et l'élite qu'elle représente continuera-t-elle à refléter l'évolution de notre pays.
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Le grand collier de l'ordre est composé de seize maillons sur chacun desquels figure l'une des grandes activités de la nation. Le Conseil de l'ordre de la Légion d'honneur, qui compte des représentants de l'industrie, des affaires étrangères, de la culture, de l'enseignement, de la justice, de l'administration, de l'armée, du syndicalisme, de la Résistance, reflète la diversité même de notre pays. Cette diversité s'exprime, aussi tout naturellement, dans le choix de celles et de ceux que je vais distinguer dans quelques instants.
Sur les dix-sept personnalités que je vais avoir le plaisir de nommer, de promouvoir ou d'élever dans l'ordre de la Légion d'honneur, ils sont treize hommes et quatre femmes à être récompensés, huit à titre militaire et neuf à titre civil. Ils sont originaires de toute la France et viennent de la métropole ou de l'outre-mer. Parmi eux, il y a une religieuse, un médecin, un universitaire, un juriste, un paysan, un élu et des militaires de toutes les armes. Chacun à son niveau, ils ont exercé leurs responsabilités de façon exemplaire, employant leur intelligence, leur talent, leur sensibilité, leur générosité à rendre des services éminents à notre pays. L'excellence de leurs mérites leur vaut aujourd'hui d'appartenir à la vaste famille des légionnaires.
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