Extraits de l'interview accordée par le Président de la République au quotidien "USA Today"

New York - 25 septembre 2003

" QUESTION - Ma première question sera sur l'Iraq. Est-ce qu'on peut s'attendre à voir la France annoncer une contribution financière pour la reconstruction à l'occasion de la Conférence de Madrid, compte tenu que vous avez dit à l'occasion de l'interview, avant la guerre, que la France évidemment jouerait son rôle ?

LE PRESIDENT - Naturellement, la France jouera son rôle, directement et en relation avec l'Union européenne, dans des conditions qui dépendront de la décision qui sera prise dans le cadre de la résolution qui doit être discutée et votée, je l'espère, par le Conseil de sécurité.

QUESTION - Vous n'êtes pas prêt à fournir des chiffres pour la contribution financière à Madrid pour le moment?

LE PRESIDENT - Non. Ce n'est pas seulement une question de chiffres, il y a aussi les engagements de nature technique, par exemple la formation de l'armée ou de la police. C'est une suggestion qui a été faite par nos amis allemands et à laquelle nous souscrivons volontiers. Mais tout cela dépendra, naturellement, de la résolution.

QUESTION - Est-ce que vous avez l'impression qu'après votre entretien avec le Président BUSH, il sera plus probable qu'on ait cette résolution ? Plus probable que quand vous avez quitté Paris ?

LE PRESIDENT - Je le souhaite beaucoup. Je ne comprends pas toujours très bien les réactions parfois un peu passionnelles, voire irrationnelles, que j'observe dans certains commentaires aux Etats-Unis, en ce qui concerne la position de la France. Je prends un exemple. J'ai écouté très attentivement, de mon banc, le discours du Président BUSH. Je me suis aperçu que sur les trois quarts, je dirais même que tout ce qui ne concernait pas strictement l'appréciation sur l'Iraq, nous étions totalement d'accord. C'était le cas pour la lutte contre le terrorisme. Je rappelle que la France qui présidait le Conseil de sécurité juste après les événements du 11 septembre, a elle-même fait la proposition d'une solidarité immédiate et d'une réaction militaire contre le terrorisme d'Al Qaïda. Nous n'avons pas changé d'avis depuis. Et tout ce qu'a dit le Président BUSH sur le terrorisme correspond tout à fait à ce que je pense.

De la même façon, tout ce qu'a dit le Président BUSH sur la lutte contre la prolifération, nous y adhérons entièrement. Nous avons approuvé les propositions faites par le Président BUSH dans son discours au sujet de la non prolifération. Tout ce qu'il a dit sur l'éthique du monde et, notamment, la lutte contre les trafics d'êtres humains et toutes les suggestions qu'il a faites à ce sujet, nous y adhérons à cent pour cent.

Alors, nous avons, depuis l'origine, une divergence de vues sur l'Iraq. Nous comprenons parfaitement la réaction des Américains qui ont eu le sentiment très fort d'être directement menacés. Tout cela nous le comprenons parfaitement, mais les modalités de la réaction américaine nous ont paru mal adaptées à la situation. Bien sûr, nous voulions la disparition du régime de Saddam HUSSEIN, mais nous pensions que d'autres moyens auraient été plus efficaces et moins dangereux.

QUESTION - Revenons sur la question de l'Iraq, si vous le permettez. Un grand nombre d'Américains ont du mal à comprendre exactement la position française. La France parlait, il y a quelques mois, du gouvernement provisoire, du Conseil de gouvernement provisoire en Iraq, en disant que c'était des valets, des laquais des Etats-Unis. Et là , d'un coup, on voit que la France veut transférer la souveraineté et les compétences à ce même groupe.

LE PRESIDENT - Premièrement, il n'y a jamais eu, à ma connaissance, de jugements portés sur les autorités gouvernementales mises en place en Iraq. Elles n'ont jamais été qualifiées par nous de façon désagréable. Cela, je vous mets au défi de trouver une déclaration. Où que je sache, il n'y en a jamais eue. Je vous mets au défi d'en trouver une. Ce sont les Américains qui ont dit, c'est la presse américaine qui a dit cela. Mais en France, nous n'avons jamais dit cela, pour une raison simple, c'est que nous savons très bien qu'il fallait mettre en place un système. Naturellement, il ne pouvait pas être parfait et démocratique, mais il était nécessaire et il avait été mis en place le mieux possible ou le moins mal possible. Non seulement nous n'avons pas critiqué, mais nous avons eu des contacts avec ces gens là . Tous ceux qui sont venus en France et qui ont demandé à être reçus, ont été reçus par le ministre des Affaires étrangères. Le dernier en date étant Madame AL HACHEMI qui a été blessée dans un attentat et qui avait été reçue quelques jours avant. Donc, il ne faut pas dire cela.

QUESTION - Est-ce que vous pourriez alors me dire pourquoi vous voulez transférer les compétences, alors que beaucoup de personnes ont l'impression qu'il faudra beaucoup de temps avant que ce groupe d'individus ait les moyens de conduire cette politique, alors qu'on entend l'administration BUSH dire qu'il faut d'abord des élections pour donner une légitimité supplémentaire ?

LE PRESIDENT - Vous voyez bien que la situation se dégrade et que les réactions contre l'occupation se développent. C'est une réaction que l'on peut déplorer, mais qui existe. Et ce n'est pas le fait seulement des terroristes. C'est une réaction politique. Alors, dans ce contexte, vous avez raison de dire qu'il faudra du temps pour que les Iraquiens puissent réellement diriger leur pays. Mais si nous ne faisons pas un geste fort, politique, psychologique, pour dire aux Iraquiens : nous changeons notre vision des choses. Vous êtes détenteurs de votre souveraineté. Vous assumez votre destin. C'est donc une autre approche. Vous n'êtes plus occupés. Vous assumez votre destin. Naturellement, vous ne pouvez pas le faire de suite. Et donc, il faudra prendre le temps nécessaire pour vous transférer les responsabilités.

QUESTION - Mais il y a 150 000 hommes, 150 000 Américains en Iraq, c'est bien une occupation en Iraq ?

LE PRESIDENT - Oui, mais ce n'est pas la même chose. Ce n'est pas la même chose de dire à des gens : vous êtes occupés et nous exerçons la souveraineté aussi longtemps qu'on le souhaiterait. Ce n'est pas la même chose que de dire nous reconnaissons que vous avez vocation à assurer votre souveraineté. C'est un geste politique fort. Mais, naturellement, nous ne sommes pas en mesure de le faire aujourd'hui, pourtant, nous allons vous aider. C'est très différent sur le plan psychologique.

QUESTION - Est-ce que cela suffit, par exemple, d'avoir des Iraquiens être représentés par eux-mêmes aux Nations Unies, à l'OPEP ou à la Ligue arabe, par exemple. Est-ce que cela suffirait ?

LE PRESIDENT - Cela ne suffit pas. C'est un geste. C'est une bonne évolution.

QUESTION - Qu'est qu'il faut de plus alors ?

LE PRESIDENT - Je vais vous le dire.

QUESTION - Le coeur du problème, n'est-il pas autour de la résolution ?

LE PRESIDENT - Le coeur du problème, c'est d'essayer de comprendre un peuple. Ce n'est pas parce qu'il est différent de nous qu'il a tort. Nous avons une situation qui n'est pas bonne et qui ne s'améliore pas. Le risque qu'elle se dégrade est très grand. Et donc il faut essayer autre chose, même si on n'est pas sûr de gagner. Je crois qu'on ne peut qu'améliorer les choses. Cela veut dire quoi ? Cela veut dire : dire aux Iraquiens, nous vous respectons. Vous êtes un peuple souverain. La situation est aujourd'hui telle que vous ne pouvez pas exercer normalement votre souveraineté. Alors on va vous aider. Vous pourriez me dire, mais l'institution gouvernementale -le conseil du gouvernement, le conseil des ministres- n'est pas une organisation démocratique, n'est pas parfaite. Elle existe. C'est la raison pour laquelle je dis, il ne faut pas la critiquer. Et nous ne l'avons jamais critiquée.

QUESTION - Et que devient Paul BREMER, est-ce qu'il pourrait avoir une double casquette peut-être, une casquette Nations Unies et une casquette américaine ?

LE PRESIDENT - Et une casquette iraquienne.

QUESTION - Vous pensez qu'il pourrait rester en redéfinissant sa mission ?

LE PRESIDENT - Ce n'est pas le problème pour moi. Le problème c'est de dire aux Iraquiens, vous êtes souverains. Le pouvoir se trouve entre les mains de votre organisation gouvernementale. Peut-être d'ailleurs sous l'autorité de l'ONU peut-on l'améliorer ? C'est possible. A partir de là , ce pouvoir ne peut pas se passer de l'actuelle administration de BREMER. Et donc, il y aura forcément une période de transition. Mais il faut qu'elle soit conduite par le pouvoir souverain et que ce serait à leur demande.

QUESTION - Je comprends que c'est la position américaine.

LE PRESIDENT - Si c'est la position américaine, ce dont je me réjouirais, je souhaite qu'elle soit dans la résolution et que la résolution évoque le transfert officiel de souveraineté au peuple iraquien. Après, les modalités pourront être discutées tranquillement. Alors, vous me direz, matériellement cela ne changerait peut-être pas beaucoup de choses. Mais psychologiquement et politiquement, cela change beaucoup.

QUESTION - Quels contrepoids : vous avez dit tout à l'heure que vous partagiez l'avis du Président BUSH sur 75% de son discours.

LE PRESIDENT - Je n'ai pas cité de pourcentage. (…)

QUESTION - Si l'on regarde ce qui s'est passé dans les quelques mois qui viennent de s'écouler et si l'on repense à l'émotion des Français par rapport à la réaction très forte des Américains, regrettez-vous ce que la France a fait ? Pensez-vous avec le recul que la France n'aurait peut-être pas dû essayer d'organiser cette coalition contre la deuxième résolution au Conseil de sécurité ? C'est cela après tout, je crois, qui a touché les Américains le plus. Les Américains comprenaient l'opposition française, mais ne comprenait pas pourquoi la France prenait la tête d'une campagne contre la position américaine au Conseil de sécurité.

LE PRESIDENT - On n'a pas pris la tête. La campagne s'est faite tout naturellement. Vous savez, sur l'affaire de la guerre, il y avait à l'évidence une majorité de peuples et une majorité d'Etats qui étaient contre la guerre et pour la poursuite des inspections. Donc, c'était l'expression d'une forme de démocratie mondiale. C'est difficile d'accepter que quelqu'un ait raison contre tout le monde. Cela arrive que quelqu'un ait raison contre tout le monde et que l'histoire en porte témoignage. Mais je ne suis pas sûr que ce sera le cas en ce qui concerne cette affaire iraquienne.

QUESTION - Vous ne pensez pas que l'histoire montrera que George BUSH avait raison ?

LE PRESIDENT - Il ne faut jamais se substituer à l'histoire car quand on veut prévoir l'histoire on a de grandes chances de se tromper. Donc, je me limite à maintenir une position qui était la mienne et celle de beaucoup d'autres, et qui était la suivante : la guerre est toujours la dernière des solutions et il ne faut recourir à la guerre que quand il n'y a vraiment pas d'autres moyens pour atteindre son objectif. (…)

QUESTION - Je comprends que vous connaissez le père, George BUSH ?

LE PRESIDENT - Oui, mais je connais maintenant assez bien le fils.

QUESTION - Oui, vous étiez de bons amis ?

LE PRESIDENT - J'ai quand même eu beaucoup de contacts avec lui, soit par téléphone, soit par des entretiens. J'ai toujours essayé de lui faire comprendre que la France fait ses propositions, non pas pour l'embêter, mais pour aider à trouver une solution, pour améliorer une situation qui est, à l'évidence, difficile avec l'Iraq. Les risques, aujourd'hui en Iraq, sont plus grands que les espoirs. Peut-être pourrait-on tranquillement parler de l'évolution possible des choses ? Personne n'est détenteur de la vérité. Nous avons, nous aussi, une certaine expérience des choses et ce que nous disons n'est pas obligatoirement complètement idiot. (…)

QUESTION - Est-ce que vous avez l'impression, est-ce que cela vous inquiète que l'Iraq, en fait, concentre, mobilise toutes les énergies américaines et détourne les énergies américaines, d'autres sujets de politique étrangère ?

LE PRESIDENT - Je me garde bien de porter un jugement sur la politique américaine, d'autant que j'ai compris que sur d'autres sujets, dans la région, les Américains étaient parfaitement déterminés à promouvoir un certain nombre d'améliorations.

Mais je voudrais vous dire une chose, pour terminer sur l'Iraq, pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté, contrairement à ce qu'ont pu dire tels ou tels observateurs américains, notamment dans les médias. Je souhaite évidemment le succès des Etats-Unis en Iraq, parce que la stabilisation de la situation est nécessaire, parce que la reconstruction est inévitable, parce que la démocratisation est évidemment souhaitable. Donc, ces objectifs nous sont communs. Si on peut les atteindre, je souhaite que les Américains réussissent. Ce que je revendique, c'est simplement le droit d'apporter ma contribution à la réflexion et de dire comment, moi, je vois les meilleures voies pour atteindre ces objectifs qui nous sont, par ailleurs, communs. Je le répète, je souhaite le succès américain, évidemment. "