ALLOCUTION PRONONCEE PAR
MONSIEUR JACQUES CHIRAC
PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE
A L'OCCASION DES CEREMONIES COMMEMORANT
LA LIBERATION D'ORLEANS PAR JEANNE D'ARC
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Mercredi 8 mai 1996
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Monsieur le Maire,
Monseigneur,
Madame et Messieurs les Ambassadeurs,
Mes Chers Compatriotes,
En ce jour où notre pays commémore l'armistice qui a mis fin à la deuxième guerre mondiale, je suis heureux d'être, comme le veut la tradition, avec vous à Orléans qui, comme chaque année depuis plus de cinq siècles, célèbre le triomphe de Jeanne la Combattante.
Aujourd'hui, la République va à la rencontre d'une France plus ancienne, mais qui parle toujours à nos mémoires.
Si les événements sont lointains, les sentiments, les valeurs qui ont jadis inspiré Jeanne d'Arc, sont de tous les temps. C'est pour cela qu'Orléans se souvient et la France avec elle.
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Il y a, c'est vrai Monsieur le Maire, 567 ans, votre ville, était le théâtre d'événements prodigieux. Evénements qui allaient infléchir puis retourner le cours des choses, modifier le visage de la France et marquer à jamais l'imaginaire des Français. Le 8 mai 1429, la levée du siège d'Orléans rendait l'espoir à un pays recru d'épreuves, de divisions et de guerres.
Souvenons-nous. Depuis plus de six mois, les troupes de Suffolk et de Talbot assiègent Orléans, cité royale de première importance, au confluent de la France du nord et de celle du sud. Si Orléans tombe, c'est le pays tout entier qui bascule.
Les ouvrages anglais ceinturent la ville. 10.000 hommes défendent Orléans et 10.000 Anglais campent sous ses murs. Le siège s'enlise. Orléans s'épuise. L'hiver, la famine, les épidémies minent peu à peu la résistance des habitants et de leurs défenseurs, parmi lesquels Dunois, La Hire, Xaintrailles, tous ces noms qui font chanter notre mémoire.
Bientôt une rumeur court. Folle rumeur à laquelle chacun pourtant veut croire en ces temps douloureux et mystiques. Une jeune fille, dit-on, se rend auprès du Dauphin Charles afin de délivrer Orléans, d'ouvrir la route de Reims, d'y conduire le Dauphin et de l'y faire sacrer Roi de France.
Ici, nous abordons aux rives du mystère. A Chinon, Jeanne a reconnu le Dauphin parmi ses courtisans. Elle a obtenu de lui le commandement d'une armée. Le 29 avril, Jeanne est devant Orléans. Déjouant la vigilance des Anglais, un premier convoi de vivres pénètre dans la cité. Le soir même, armée de pied en cap, montée sur son cheval, précédée de son étendard aux fleurs de lys, Jeanne entre dans la ville.
De toutes parts, la foule accourt, l'entoure et l'acclame. Les Orléanais se sentent déjà délivrés. Ce qui s'est passé ce soir-là à Orléans, va peser sur le destin de la France.
Le 4 mai, la bastille de Saint-Loup est enlevée. L'étau se desserre. Le 6, c'est le fort des Augustins. Puis, le 7, le fort des Tourelles pourtant défendu par une garnison d'élite. Le 8 mai, les deux armées se font face et s'observent. Sans même livrer bataille, les Anglais choisissent de se retirer.
Orléans est libérée. La joie est immense. Des processions sillonnent la ville, ces mêmes processions, Monsieur le Maire, qu'Orléans perpétue. Depuis Chinon, le Dauphin, informé des succès de son armée, écrit à ses bonnes villes et baillis, leur annonçant sa première grande victoire. Victoire plus grande encore qu'il ne l'imagine alors.
La situation s'est retournée. Bientôt Jeanne prend Jargeau. Suffolk est prisonnier. Meung-sur-Loire est emportée le 15 juin, Beaugency le lendemain. Enfin, le 18 juin, l'ennemi est défait à Patay. La route de Reims est ouverte, jalonnée de grandes villes, Auxerre, Troyes, Châlons, qui tombent à leur tour. Le 17 juillet, Charles VII est sacré Roi de France. Jeanne se tient à ses côtés. Ainsi, la prophétie s'est-elle réalisée, prophétie que la raison interroge encore.
Mais Jeanne devient aussi la cible des faibles, des envieux, de tous ceux qui, à la Cour, ont pris ombrage de ses succès. A Compiègne, elle est trahie. A Rouen, abandonnée de tous ou presque, elle subit l'épreuve de la captivité, de la solitude, du procès et celle, terrible, du martyre. Jeanne est conduite au bûcher le 30 mai 1431. Lorsqu'elle expire, la France est en train de renaître.
Quatre ans plus tard, Paris est reprise, puis la Normandie, puis la Guyenne. Moins d'un quart de siècle après le miracle d'Orléans, il ne restait plus aux Anglais que Calais.
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Ainsi, l'épopée fulgurante de Jeanne d'Arc n'a-t-elle duré que deux ans : un an de combats puis un an de prison. Mais quelle empreinte dans l'Histoire !
Dans la France du début du XVè siècle, exsangue, disloquée, occupée, dans cette France qui était si peu la France que nous connaissons, les épreuves semblaient ne jamais finir. Ravages de la peste. Destructions d'une guerre interminable. Déchirements dynastiques. Misère et famine. La France d'alors, soumise aux calculs et à l'avidité des Grands aurait sombré dans l'abîme si Jeanne ne s'était portée à son secours.
"Dans ce monde, dira Malraux, que je cite après Monsieur le Maire, où Ysabeau de Bavière avait signé à Troyes la mort de la France, dans ce monde où le Dauphin doutait d'être dauphin, la France d'être la France, l'armée d'être une armée, Jeanne refit l'armée, le Roi et la France".
Bien sûr, beaucoup d'éléments dans la vie de Jeanne échappent encore à l'entendement. Comment expliquer que la petite bergère lorraine soit ainsi projetée à l'avant-scène de l'Histoire, promue chef de guerre, l'égale des princes et le point de mire de l'Europe ? Comment comprendre qu'une simple chrétienne, ait tenu tête aux théologiens les plus éminents ? Comment admettre que la jeune fille obéissante, vulnérable et douce qu'était Jeanne, se soit transformée en une combattante héroïque, en stratège plus avisé que les meilleurs capitaines ?
Les témoignages historiques abondent. Les procès de Jeanne, les recherches entreprises, les livres écrits depuis ont établi la vérité des faits. Pourtant, comme autrefois, le mystère demeure. Et comme jadis, au-delà des croyances, des convictions de chacun, l'aventure et la figure de Jeanne nous touchent et nous parlent.
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Ce qui nous touche d'abord chez Jeanne, c'est sa douceur, sa compassion, sa loyauté, sa pureté, sa grandeur d'âme. Le combat de Jeanne ne doit en aucun cas occulter sa foi profonde.
La guerre, Jeanne la fait parce qu'il faut donner au droit la force d'être reconnu et respecté. Mais rappelons-nous ses larmes, au soir du 7 mai. Ce jour-là, beaucoup de soldats, anglais et français, étaient tombés dans la bataille pour le fort des Tourelles. Dans la liesse qui suivit, Jeanne, elle, pleurait et priait pour le repos de leurs âmes.
"Pardonnez comme doivent le faire de loyaux chrétiens", écrit-elle à Bedford au matin du Sacre. "Je n'ai jamais tué personne, lancera-t-elle encore à ses juges. Je ne sais rien de l'amour ou de la haine que Dieu porte aux Anglais mais je sais qu'ils seront mis hors de France".
Comment ne pas voir combien Jeanne est étrangère à toute idée de mépris ou de haine ? Combien ses paroles sont à l'opposé du discours d'intolérance, de rejet, de violence que l'on ose parfois tenir en son nom ? La France qu'elle défend est une France ambitieuse, fière de son identité et de son histoire mais aussi une France généreuse et ouverte à tous. Les valeurs que Jeanne incarne sont celles de la justice, de l'amour, de la liberté, de la paix. La pureté de son idéal, la noblesse de son combat la placent au-dessus des ambitions ou des calculs. C'est vrai, Monsieur le Maire, vous l'avez dit, elle appartient à tous les Français et à toute la France.
Jeanne nous touche parce qu'avec la petite bergère des marches de Lorraine, plus sage que les conseillers, plus désintéressée que les courtisans, plus audacieuse que les hommes de guerre, avec elle se lève une France qui souffre.
L'exemple de Jeanne va susciter un grand mouvement populaire et soulever les régions occupées.
Ainsi, en Normandie, le trouvère Philippe le Cat perd-il la vie en voulant livrer Cherbourg aux Français. En 1432, Ricarville enlève le Château de Rouen. Deux ans plus tard, 12.000 paysans assiègent Caen, et le Pays de Caux s'insurge sous les ordres du bonhomme Caruyer. Bientôt, le Roi entrera dans Paris.
Avec Jeanne, la France n'est plus seulement celle des preux et des chevaliers. Parce que la Pucelle a surgi des profondeurs du pays, c'est le peuple qui s'est installé à la table de l'Histoire.
La France de Jeanne esquisse une certaine idée de la France. Ce 8 mai 1429, l'idée de nation, de destin partagé, d'appartenance à une communauté commençait à faire son chemin. Michelet évoquera ce moment où "la France, jusque là réunion de provinces, vaste chaos de fiefs. D'idée vague, la France, devenait une patrie."
Jeanne enfin nous touche parce qu'elle incarne, au plus fort de la tempête, l'esprit de résistance, cette France qui ne peut se résoudre à la fatalité et à la servitude. Par son extraordinaire épopée, elle nous offre une puissante leçon d'espérance, de courage, d'enthousiasme. Elle nous enseigne que vouloir la victoire, c'est d'abord y croire. Elle nous exhorte au sursaut, au rassemblement, à l'unité sans lesquels rien de grand ne peut s'accomplir. Elle nous appelle, quand l'essentiel est en jeu, à dépasser nos querelles, nos divisions, nos égoïsmes.
Après elle, d'autres voix s'élèveront aux heures les plus sombres. D'autres chefs nous appelleront à resserrer les rangs face au danger. A demeurer fidèle à la France, à son génie, à ses traditions, à son rayonnement. Aux valeurs par lesquelles notre Histoire s'est forgée.
Les soldats de l'An II, ceux de Verdun, ceux encore de la France Libre et les combattants de l'ombre sous l'occupation, tous ont répondu au même appel. Tous, à l'image du Général de Gaulle, ont incarné l'espérance et le courage, la volonté de dire non quand tout paraît perdu.
Etrangement, les dates se répondent dans l'Histoire. Le 8 mai 1429, commençait la reconquête du royaume de France. Le 8 mai 1945 marquait la victoire finale des alliés sur les forces obscures du nazisme.
En ce jour où Orléans rend hommage à Jeanne d'Arc, où notre pays se penche sur son passé, je souhaite que nos compatriotes se souviennent et méditent les leçons de l'Histoire.
Nos malheurs sont toujours venus de nos divisions et de nos doutes. La France est forte quand elle est rassemblée. La France est forte quand elle agit, quand elle se bat, quand elle repousse le pessimisme, l'esprit d'auto-dénigrement qui parfois s'emparent d'elle et paralysent son énergie.
L'ennemi, tout au long des siècles, a été souvent à nos frontières. Mais quelquefois, il a été aussi dans nos coeurs et dans nos esprits. Il y a eu des périodes grises, placées sous le signe du compromis et du renoncement, périodes que nous devons assumer à l'égal des heures glorieuses. Chaque fois, c'est en lui-même que notre peuple a trouvé la volonté, la flamme, qui permet de triompher des difficultés.
Au moment où notre pays est engagé sur la voie de nécessaires réformes, voie qui requiert imagination, sens des responsabilités, mobilisation de tous, je voudrais que les Français entendent la leçon d'Orléans, qui est d'abord une leçon de confiance.
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Oui, plus de cinq cents ans après, Jeanne nous parle. Comme hier, elle nous montre la voie : celle de l'espoir, de la générosité, de la solidarité, du courage.
Son contemporain, le poète Alain Chartier, écrivit au jour du Sacre que Jeanne avait "haussé les esprits vers l'espérance des temps meilleurs". Ma France, Monsieur le Maire, la vôtre aussi, je le sais, celle de tous les Français, ressemble à celle de Jeanne. C'est une France qui veut se hausser vers l'espérance des temps meilleurs.
Vive Orléans !
Vive la République !
Vive la France ! |