CONFERENCE DE PRESSE

DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRESIDENT DE LA REPUBLIQUE

A L'ISSUE DE LA CONFERENCE INTERGOUVERNEMENTALE

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BRUXELLES  BELGIQUE

SAMEDI 13 DECEMBRE 2003

LE PRESIDENT - Comme vous le savez, nos travaux n'ont pas abouti à l'ambition que nous pouvions avoir. Ils sont donc suspendus et se poursuivront à l'occasion de la prochaine présidence, la présidence irlandaise.

Je rappelle l'objectif qui était le nôtre : l'expérience d'une part, l'élargissement d'autre part nous ont conduit tout naturellement à penser qu'il fallait maintenant doter l'Europe d'une Constitution. C'était l'objectif des réflexions faites par la Convention et beaucoup de pays membres ont considéré que la réflexion et les propositions de la Convention incarnaient bien une certaine vision de l'Europe de demain, fondée sur un Conseil stable, une Commission devant incarner non pas la multiplicité des intérêts nationaux, mais l'intérêt général européen et un processus permettant le plus rapidement possible de prendre des décisions à la majorité et non pas obligatoirement à l'unanimité.

C'étaient les principaux points qui ont fait l'objet, je le rappelle, d'un accord unanime de l'ensemble des parlementaires de l'Union rassemblés au sein de la Convention.

Comme il était tout à fait naturel et légitime, la discussion s'est engagée et des divergences de vues sont évidemment apparues.

Je voudrais que soit noté dès l'abord, qu'il serait tout à fait faux de considérer qu'il y a un lien entre l'échec des travaux d'aujourd'hui et l'élargissement. Il n'y a, à ce sujet, aucun lien. Je veux dire par là que les divergences sur les principaux points ont fait apparaître des différences entre des Etats qui étaient soit anciens, soit nouveaux dans l'Union.

Sur les affaires de double majorité, nous avons eu une opposition de la Pologne et de l'Espagne. Sur les affaires de la Commission, il y avait un mélange de nouveaux ou d'anciens pays qui ont exprimé des divergences de vues à l'égard du problème de la majorité qualifiée pour prendre les décisions au Conseil. Je dis cela parce que certaines réflexions m'avaient laissé imaginer qu'on pouvait, par facilité, penser qu'il y avait, d'un côté, les nouveaux venus et de l'autre, les anciens membres. Ce n'est pas vrai.

En revanche, on peut penser qu'il y a eu tout de même quelque chose qui a pesé, c'est-à-dire une certaine différence de culture. Je veux dire par là que les pays qui ont une longue expérience de l'Europe n'ont pas exactement les mêmes réactions que les pays qui n'ont pas la même expérience. On le voit, par exemple, pour ce qui concerne la composition de la Commission. Ils seront donc, par conséquent, obligés de continuer à travailler. Et c'est tout à fait normal.

Vous savez, je vous l'ai dit souvent, répondant à telle ou telle question, l'Europe n'a jamais été un long fleuve tranquille, elle s'est élaborée petit à petit, en surmontant une série de difficultés, d'échecs, de crises. On peut appeler cela comme on veut, cela n'a pas d'importance. Ce qui est sûr, c'est que toute son histoire est marquée par sa capacité à surmonter les difficultés. Observons que jamais, elle n'a reculé.

Pour ma part, je suis tout à fait convaincu que la présidence irlandaise nous fera progresser et si ce n'est pas la présidence irlandaise, ce sera la présidence néerlandaise. Il ne faut pas, dans ces affaires, confondre hâte et précipitation. Ce qu'il ne faut pas non plus, c'est tomber dans la facilité qui consisterait à chercher l'accord à tout prix, c'est-à-dire au prix de l'efficacité. Et c'est ce que nous avons voulu éviter aujourd'hui. C'est ce qui a posé le problème tel que nous l'avons observé.

Voilà donc, les quelques observations que je voulais faire. Le projet européen que nous bâtissons depuis cinquante ans est un projet qui doit permettre, petit à petit, de constituer une Europe qui soit à la fois une fédération d'Etats, mais aussi de peuples et qui permet d'agir dans l'intérêt des citoyens, de tous les citoyens. Par conséquent, il y a forcément, comme l'a souligné tout à l'heure le Chancelier SCHROEDER, à un moment donné, dans toute discussion un conflit entre l'intérêt européen et l'intérêt national dans l'esprit de chacun. Eh bien nous devons tout faire et c'est un effort constant à poursuivre et à soutenir, pour faire primer l'intérêt européen sur l'intérêt national, chaque fois que c'est possible. Cela prend forcément du temps.

Voilà, est-ce qu'il y a des questions ?

QUESTION - Vous dites que c'est une crise et que l'on en a connu d'autres. C'est quand même la première crise de l'Europe élargie et c'est la première fois que les Etats membres se séparent lors d'une discussion d'un traité, sans accord, depuis 1957. Il n'y a pas de précédent. Donc, ce n'est pas une crise comme une autre, elle est plus grave que les autres.

Deuxième chose, on dit que c'est vous qui avez mis fin aux discussions en refusant de "tripatouiller" les seuils, en disant que cela suffisait, qu'on allait pas continuer ainsi. Est-ce que c'est exact, et ce en matière de majorité qualifiée, 50-60 ?

LE PRESIDENT - Sur le deuxième point, je ne sais pas d'où vous tenez votre information. Ah, mais vous savez, il faut toujours se méfier des bruits qui courent. Dans le cas particulier, je suis d'autant plus innocent que la question ne m'a pas été posée. Si on m'avait demandé mon avis sur ce point précis, j'aurai soutenu la position qui était celle de la Convention, parce que je pense qu'elle était la plus raisonnable, la plus conforme à l'idée que je me fais d'un système, d'une Constitution reposant sur la démocratie et l'efficacité. Donc, j'aurais volontiers tenu ces propos.

Ceci étant, la question n'a pas été posée dans ces termes par la présidence italienne. J'ai moi-même eu des entretiens avec le Premier Ministre espagnol AZNAR et avec le Premier Ministre polonais MILLER et nous n'avons pas été longs à constater qu'il n'y avait pas, du côté de l'Espagne ou du côté de la Pologne, de flexibilité. Ce que je peux parfaitement comprendre. Je n'exprime aucune espèce de critique à cet égard. Je peux parfaitement comprendre leurs arguments.

Les miens étaient différents. Mais la discussion a été courte dans la mesure où il n'y avait pas flexibilité de leur part, ni de possibilité de négociations. Et je le répète, pour des raisons que je peux parfaitement comprendre. La présidence italienne a constaté qu'il n'y avait pas d'accord et je n'ai en rien mis fin à des discussions. Cela, c'est vraiment le type même du faux bruit.

Première crise de l'Europe élargie, méfiez-vous ! Quand il y a un événement, c'est toujours le premier d'une nature quelconque. Aucune négociation de CIG ne s'est terminée dans la présidence qui l'avait entamée, aucune. Chaque fois qu'il y a eu une CIG, elle a été passée à la présidence suivante, exactement comme aujourd'hui. Donc cela n'a rien d'une crise exceptionnelle et cela n'a rien d'une crise d'un caractère dramatique quelconque. Nous avons des institutions qui fonctionnent. Nous avons Nice qui était ce qu'il était, dont je suis le premier à avoir dit et à dire qu'il n'était pas l'idéal, que c'était le fruit d'un compromis.

Nous avons donc des institutions qui fonctionnent. Nous avons procédé à l'élargissement. C'était même la justification essentielle de Nice. Et cet élargissement se fera normalement. Le 1er mai, les nouveaux Etats seront membres et les institutions fonctionneront. Donc, il n'y a pas de drame ou de crise avec un grand "C". Il y a une adaptation qui ne s'est pas terminée et qui devra se poursuivre pour avoir des institutions qui soient réellement conformes à l'idée que nous nous faisons de l'Europe de demain, à la vision qu'incarne celle de la Convention, qu'incarnent les propositions de la Convention auxquelles nous souscrivons.

QUESTION - Aucun délai n'a été donné pour trouver une conclusion, pour se donner une Constitution. A votre avis, faut-il aller vite ou faut-il laisser passer du temps, notamment laisser passer le temps des élections qui viennent ?

LE PRESIDENT - Je ne sais pas s'il faut faire un lien, pour des raisons tactiques, entre les délais et les élections. Je n'en suis pas sûr. Ce dont je suis persuadé, en revanche, c'est qu'il ne faut pas confondre hâte et précipitation. Naturellement, toute opposition ou point de vue suppose un compromis. Mais dans le cas d'une Constitution, on ne peut pas accepter n'importe quel compromis. Il faut un compromis qui soit conforme à une certaine vision, à l'objectif que l'on veut atteindre. Sinon, c'est un mauvais compromis. Et il vaut mieux ne pas le faire.

Donc, il faut reprendre tranquillement les travaux. Mais je le répète, il n'y a rien qui soit urgent. C'est important. Il vaut mieux faire les choses convenablement, c'est-à-dire après les avoir suffisamment approfondies. Dans mon esprit, c'est plutôt en restant aussi près que possible des propositions de la Convention qu'en voulant se précipiter inutilement. Il n'y a pas justification, je vous l'ai dit. L'Europe n'est pas en crise. L'Europe a des institutions, l'Europe s'élargit, l'Europe fonctionne. Humblement, nous espérons qu'elle fonctionnera mieux. Prenons le temps nécessaire pour nous convaincre, tous ensemble, de ce mieux.

QUESTION - Monsieur le Président, vous avez dit que le plus simple était de passer le relais à la présidence irlandaise. C'est vrai que l'on voit mal pourquoi les mêmes causes ne produiraient pas les mêmes effets. Dès lors, est-ce qu'il ne serait pas temps qu'un groupe de pays plus allant, par exemple, les pays fondateurs, voire même un duo de pays, la France et l'Allemagne, prennent les devants et montrent l'exemple ?

LE PRESIDENT - Alors là, vous posez une vraie question. Ceux qui rient ont dû mal comprendre. C'est une vraie question. Il convient de réfléchir sérieusement, avant d'apporter la réponse. Je vous rappelle d'abord qu'il y a trois ou quatre ans, j'ai été invité à parler devant le Bundestag. Et devant le Bundestag, j'ai fait un discours dans lequel je disais, au fond, deux choses. Premièrement, l'élargissement est inévitable et nécessaire parce qu'on ne peut pas ancrer la démocratie et la paix en Europe dans un petit bout d'Europe et pas dans l'ensemble. Ce serait incohérent. Mais il est bien évident que tous les peuples européens n'ont pas la même cohésion et n'ont pas le même degré de développement, notamment démocratique, économique et social. Par conséquent, l'inconvénient de cet élargissement c'est qu'on risque d'avoir des gens qui vont plus ou moins vite sur le chemin. J'avais donc proposé, à l'époque, d'admettre comme une réalité inévitable ce que j'avais appelé des "groupes pionniers" vous vous en souvenez peut-être. C'est-à-dire des pays qui aillent de l'avant en minorité comme on l'avait fait pour l'euro, et pour SCHENGEN. J'indiquais deux conditions essentielles : premièrement, aucune remise en cause de l'acquis communautaire et donc vérification ou supervision de la Commission. Et deuxièmement, porte ouverte sans aucune condition, c'est-à-dire que tout le monde pouvait entrer dans le système.

Je persiste à penser que c'est une solution qui est bonne parce que ça donnera un moteur, ça donnera l'exemple. Je pense que cela permettra à l'Europe d'aller plus vite, plus loin, mieux, mais je reconnais qu'il faut faire attention et ne pas faire de ségrégation, en quelque sorte. Il ne faut pas que l'on désigne des pays qui seraient de seconde zone. Donc il y a une vraie réflexion à faire pour que ce principe qui me paraît s'imposer, soit mis en oeuvre d'une façon qui soit coordonnée, qui soit comprise, qui soit admise par l'ensemble, car il ne pourra pas faire non plus des Européens de deuxième ordre.

QUESTION - Pouvez-vous nous donner une illustration concrète de ce que vous venez de dire parce qu'on pense évidemment à la défense ? Mais est-ce qu'il y a d'autres sujets et si c'est la défense, pourriez-vous le développer ?

LE PRESIDENT - La défense est un exemple, n'est-ce pas ? C'est là d'ailleurs où l'on voit combien les sceptiques sont toujours contredits par l'histoire. Je me souviens lorsqu'on a préparé le Sommet de Saint-Malo et qu'on avait évoqué une défense européenne, j'avais eu l'occasion de m'exprimer à ce sujet et j'avais été très vivement contesté ou critiqué par les observateurs qui disaient : "Cela n'a aucun sens et aucune chance d'aboutir !". On avait fait cela à deux, l'Angleterre et nous. Et quelques années après, nous voyons que non seulement toute l'Europe a été convaincue par le principe mais que maintenant, on passe à la mise en oeuvre. Et le phénomène va s'intensifier et s'accélérer, contrairement à toutes les observations qui avaient été faites à l'époque.

Il y a bien d'autres domaines, la justice ou l'économie, sur lesquels on peut faire des groupes pionniers. Je le répète, le problème c'est qu'ils ne mettent pas en cause l'acquis communautaire et qu'ils soient ouverts. Deuxièmement, il faut que politiquement, on ne donne pas le sentiment qu'il y a des Européens de premier ordre et des Européens de deuxième ordre. Ca, ça ne serait pas acceptable. Donc il y a une préparation à faire dans ce domaine.

QUESTION - Je voudrais vous demander, parce que vous parlez des groupes pionniers, est-ce vous envisagerez dans ce cas-là que les pays nouveaux puissent adhérer dans ces groupes ambitieux, comme par exemple la Pologne pour la défense ?

PRESIDENT - Mais naturellement. Je le répète, la vocation des groupes pionniers c'est de donner, enfin n'appelons plus cela des groupes pionniers puisqu'on appelle maintenant cela des coopérations renforcées. La vocation de la coopération renforcée, c'est de donner un élan et sa justification c'est que tout le monde puisse y participer. Donc véritablement, je le répète, il n'y a aucune espèce de raison de penser que tel ou tel pays, la Pologne par exemple et dans le domaine de la défense notamment, ou ailleurs, ne puisse pas participer à ces coopérations renforcées.

QUESTION - Sur le noyau dur, est-ce que vous envisagez par exemple un nouveau traité constitutif ou de rester sur la coopération renforcée ou peut-être autour de ce projet de Constitution que vous trouvez bon ?

PRESIDENT - Je ne suis pas sûr d'avoir très bien compris la question. Je pense que le projet de la Convention, c'est à cela que vous faites allusion, est un bon projet. Il est loin de répondre à tout ce que je souhaiterais en tant que Français. Mais je crois qu'il est le meilleur si je me réfère à mes ambitions en tant qu'Européen. Alors à partir de là, je ne prétends pas délivrer la vérité et donc je dis : il faut convaincre les autres et apporter, le cas échéant, les aménagements nécessaires ou les modifications nécessaires. A une condition : que cela ne remette pas profondément en cause la vision de l'Europe qu'incarne la Convention.

QUESTION - Le Chancelier SCHROEDER vient de dire que la logique même de ce sommet pourrait être une Europe à deux vitesses. Etes-vous d'accord que c'est quelque chose qui va suivre automatiquement ?

LE PRESIDENT - Je voudrais d'abord voir moi-même ce qu'a dit le Chancelier que je n'ai pas entendu. Cette affirmation telle que vous la dites, je préférerais la vérifier. Mais je vous le dis, le système des coopérations renforcées dans une Europe à vingt-cinq et demain à trente ou à trente-cinq, enfin à trente ou à trente-deux est un système qu'il faut mettre en oeuvre, sinon nous risquons fort d'avoir une Europe qui s'aligne sur la capacité de marche du plus lent. Et à ce moment-là, on n'ira pas très loin. Si l'on veut avoir un moteur de l'Europe, il est certain qu'il faut envisager des coopérations renforcées. Alors cela peut être présenté comme une Europe à deux vitesses. Si c'est une appréciation purement technique, je suis tout à fait d'accord mais ce n'est pas un objectif. Je peux vous dire que ce n'est pas du tout le sentiment du Chancelier.

QUESTION - Monsieur le Président, ne craignez-vous pas que cet échec du Sommet de Bruxelles ait un impact sur les élections en juin prochain au Parlement européen, à partir du moment où il y a près de 300 millions de citoyens en Europe qui vont voter ensemble, pour la première fois ? Comment leur expliquer que l'Europe, ce n'est pas un échec, cela se construit ? Quel message faut-il leur faire passer ?

LE PRESIDENT - Je m'efforcerai, pour ce qui me concerne, de dissocier une procédure d'élaboration d'une Constitution, d'un jugement négatif sur l'Europe tout entière. Cela n'a pas de sens. Je le répète, l'Europe continue et il faut l'améliorer en permanence, c'est ce qu'on fait depuis cinquante ans et on continue.

N'ayons pas en permanence le nez sur l'obstacle, incapables de voir un peu plus loin parce que, dans ce cas-là, on ne marche jamais. Alors que cela ait un impact sur les élections, je l'ignore, c'est possible. Les Européens voteront comme ils l'entendront, naturellement. Je ne suis pas sûr que les Européens se déterminent en fonction des résultats d'une procédure de révision constitutionnelle pour ce qui concerne l'avenir de l'Europe.

QUESTION - Je me demandais si le groupe de pionniers dont vous parliez pourrait se mettre d'accord pour, justement, prendre des décisions à la majorité et c'est ce qui a coincé ce week-end, c'est-à-dire prendre les décisions à la double majorité. Pourrait-on avoir des groupes qui établissent des règles constitutionnelles entre eux ?

LE PRESIDENT - La Constitution est pour toute l'Europe, elle doit être faite par toute l'Europe, elle ne va pas l'être pour un morceau de l'Europe.

QUESTION - Même pour une partie, c'est inimaginable ?

LE PRESIDENT - Je ne vois pas comment cela serait juridiquement possible que vous ayez des Européens qui décident de faire certaines choses ensemble. Je vous l'ai dit mais conformément aux institutions. Pour le reste, pour le moment, c'est Nice qui s'applique jusqu'à ce qu'on refasse une réforme des institutions qui se fera, je vous rassure tout de suite. Et je vous remercie.