ALLOCUTION
DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
LORS DE LA PRÉSENTATION DES VŒUX DES CORPS CONSTITUES
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PALAIS DE L'ÉLYSÉE
MERCREDI 5 JANVIER 2000
Monsieur le Premier ministre, Madame et Messieurs les ministres, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie, Monsieur le Président, des voeux que vous venez de me présenter au nom des corps constitués. A mon tour, je forme pour vous et pour l'ensemble des serviteurs de l'État, en métropole, outre-mer ou à l'étranger, les voeux les plus chaleureux pour l'an 2000.
Je voudrais d'abord exprimer ma reconnaissance et celle de la nation à toutes celles et à tous ceux qui ont donné et qui donnent encore le meilleur d'eux-mêmes pour aider nos concitoyens à surmonter les conséquences des drames qu'ils viennent de vivre avec les tempêtes et la marée noire.
Mes pensées vont aussi vers celles et ceux, civils et militaires, qui se trouvaient en poste la nuit du passage à l'an 2000. Ils ont assuré une présence indispensable dans les commissariats, dans les hôpitaux, dans les services de transport, de distribution d'énergie ou de télécommunications, dans bien d'autres services encore. Que tous trouvent ici, au nom de l'ensemble de nos concitoyens, l'expression de ma gratitude.
Nous abordons ce nouveau millénaire dans un contexte favorable. Les économies du monde entier sont portées par un mouvement d'intensification des échanges et d'innovation technologique : aujourd'hui, informations, marchandises et capitaux sillonnent le monde, se jouent du temps, des distances et des frontières. Ce double mouvement de modernisation et de mondialisation vous touche directement car il contribue à redessiner, en réalité, le visage de l'État. *
J'emploie volontairement ce terme de "redessiner". Loin d'affaiblir l'État, la mondialisation ne cesse de souligner à quel point les fonctions qu'il exerce sont primordiales pour l'équilibre et le développement de la société.
Il faut le reconnaître : au cours des dernières décennies, l'image de l'État s'est un peu brouillée. En se diluant, l'État ne s'est pas grandi. Son intervention massive dans l'économie n'a pas empêché le développement du chômage. Les nationalisations l'ont entraîné sur un terrain qui n'était pas le sien. L'action publique y a perdu aussi bien en efficacité qu'en autorité.
Aujourd'hui, la mondialisation ramène au premier plan ces grandes missions de l'État que sont l'arbitrage, la sécurité, la cohésion sociale.
L'État doit certes évoluer dans ses modes d'intervention. Il ne peut plus, comme par le passé, s'appuyer sur un équilibre savant de contrôles et de réglementations : contrôle douanier, pour éviter la concurrence étrangère ; contrôle des changes, pour définir et pour défendre la monnaie ; contrôle des prix, pour lutter contre l'inflation. Ces réformes et ces abolitions sont toutes récentes même si elles nous paraissent aujourd'hui si lointaines.
Au stade de développement que nous avons atteint, l'État doit au contraire libérer les énergies et faciliter notre insertion dans l'économie mondiale, car c'est en grande partie de là que vient la croissance. La conjoncture la plus récente nous le rappelle de façon exemplaire.
Nous avons besoin d'un État capable d'élaborer et de faire respecter les règles du jeu, aussi bien à l'intérieur que sur le plan international où l'absence d'arbitre ne doit pas conduire à la dictature du plus fort. La société internationale se développe rapidement. Il faut sans cesse l'organiser et mieux l'organiser.
La France participe à la construction de ce nouvel ordre mondial en défendant, dans le cadre de l'Union européenne, notre modèle de société et en oeuvrant pour l'adoption d'instruments nouveaux. Je pense, dans le domaine juridique, à la Cour pénale internationale ou à la prochaine convention contre le crime organisé. Je pense à la réforme du système monétaire international et à la lutte contre le blanchiment de l'argent sale. Je pense, dans le domaine des échanges, à l'Organisation mondiale du commerce au sein de laquelle l'Union européenne occupe et doit occuper toute sa place. Je pense, enfin, dans le domaine de l'environnement, à la lutte contre la pollution maritime et aux prolongements de la conférence de Kyoto, qui doivent permettre, en contrôlant les émissions de gaz à effet de serre, de maîtriser les changements climatiques.
Nous avons besoin d'un État capable d'assurer la sûreté des personnes et des biens. L'autorité de l'État doit être respectée sur l'ensemble du territoire : c'est son premier devoir. Garant traditionnel de la sécurité publique, l'État n'est plus seulement responsable de la police et de la défense nationale. Nos concitoyens attendent de lui qu'il les protège contre les risques nouveaux qui apparaissent dans le domaine de la santé, de l'alimentation et de l'environnement.
Nous avons besoin d'un État capable d'assurer son rôle d'arbitre. Cela suppose que l'administration laisse toute sa place au dialogue et à la négociation entre les partenaires sociaux, qu'elle n'étouffe pas la démocratie sociale mais qu'elle la respecte. Cela suppose aussi qu'elle sache associer les grands acteurs de la société civile à l'élaboration des décisions. Le développement d'instances indépendantes de régulation, l'organisation de conférences de consensus et des premières conférences-citoyennes sur les organismes génétiquement modifiés, la pratique naissante du référendum consultatif commencent à dessiner dans notre pays les contours d'une action publique plus équilibrée.
Ce mouvement doit se poursuivre. Nos sociétés sont devenues trop complexes pour que les règles puissent être fixées à partir d'un centre unique. L'administration ne peut plus faire les questions et les réponses. Mais elle a un rôle essentiel pour organiser le débat public.
Nous avons besoin, enfin, d'un État qui facilite le développement économique, en maîtrisant ses dépenses pour pouvoir baisser les charges qui pèsent sur l'activité et sur l'emploi, et en améliorant encore le niveau des prestations de ses services publics. Éducation, recherche, santé, justice : les besoins des sociétés modernes en services publics sont immenses. Dans la compétition des territoires, c'est sur ce socle que s'appuient les pays les plus performants. A l'État d'assurer cet environnement favorable à nos entreprises. A lui de libérer les énergies de notre société.
Plus que jamais, il nous faut une école pour relever le défi de l'innovation, un système de santé capable de garantir l'accès de tous aux meilleurs soins et une justice pour assurer l'État de droit.
Je viens d'évoquer la justice et, dans les circonstances actuelles, j'aimerais prolonger un instant mon propos. J'ai eu l'occasion de dire tout récemment que, du fonctionnement de la justice dans un pays, dépendait la santé et la force de la démocratie.
Aussi ai-je souhaité voilà déjà trois ans que de profondes réformes soient entreprises : pour que l'institution judiciaire, trop longtemps négligée, dispose de moyens adaptés à ses missions ; pour qu'elle soit en mesure de mieux répondre aux attentes des citoyens par une réduction des délais de jugement et une simplification des procédures ; pour qu'elle sache enfin concilier indépendance, responsabilité et respect des droits de chacun.
Tâche considérable dont j'avais, comme c'est mon rôle, fixé le cap.
Le temps a passé. Le Premier Président Truche et ses collègues ont fait oeuvre utile s'agissant de l'indépendance des magistrats, de leur responsabilité et du respect de la présomption d'innocence.
Des textes ont été déposés. La modification constitutionnelle relative au Conseil supérieur de la magistrature a été votée par les deux assemblées. Mais sur les textes législatifs qui en sont l'accompagnement nécessaire des opinions divergentes subsistent tenant à certaines des dispositions envisagées et aussi à la nature des engagements pris par le Gouvernement. Il ne faut pas s'étonner de cette situation. Il ne faut pas la déplorer. C'est le jeu normal et sain de la démocratie qui demande débats et confrontations.
Pour ma part, fidèle à mes objectifs, j'ai pris mes responsabilités en usant du pouvoir constitutionnel que me donne l'article 89. J'ai convoqué le Congrès, je l'ai fait à une date suffisamment éloignée afin de laisser aux points de vue opposés le temps de se rapprocher.
Je souhaite que le dialogue engagé par le Gouvernement avec les parlementaires qui seront appelés à se prononcer en conscience le 24 janvier se poursuive et s'intensifie.
Il est encore temps pour qu'à certaines questions posées, des réponses plus précises soient apportées. Il est encore temps pour que les engagements du Gouvernement soient confirmés de façon indiscutable. Il est encore temps que ce dialogue aboutisse.
Des réformes de cette nature, qui touchent à l'organisation de la société et au respect des droits individuels, doivent recueillir le plus large assentiment des forces politiques. Tant il est vrai qu'il s'agit au sens le plus fort des termes, d'une question d'intérêt général. * Pour répondre aux attentes de notre société, qui sont immenses, bien sûr, l'administration doit savoir aussi s'adapter. A l'aube de l'an 2000, il nous faut construire l'État de demain.
Construire cet État, c'est d'abord redéfinir ses contours en le recentrant sur ses missions essentielles de service public.
L'État sera plus performant s'il identifie dès maintenant les missions qui nécessitent des moyens accrus et les secteurs où il est au contraire possible de dégager des marges de manoeuvre, comme les tâches de gestion ou le traitement des données.
L'État sera plus performant s'il se concentre sur les missions qui lui appartiennent en propre. A l'heure où les progrès technologiques deviennent extrêmement rapides, on peut s'interroger, par exemple, sur l'opportunité pour les ministères de gérer eux-mêmes leurs services informatiques.
Jamais les possibilités de réussir la modernisation de l'État n'ont été aussi grandes. Non seulement parce que la société de l'information est en train de révolutionner les conditions du travail administratif et modifiera en profondeur les relations de l'État avec nos concitoyens. Mais également parce que la pyramide des âges de la fonction publique est telle aujourd'hui que près de la moitié des agents de l'État partiront à la retraite au cours des dix prochaines années, aggravant les difficultés de financement des pensions, mais créant aussi les conditions d'un profond renouvellement. Nous ne devons pas laisser passer cette chance de repenser sereinement l'État pour l'adapter aux temps modernes en évitant la reproduction indéfinie d'un modèle d'administration qui serait, par vocation, immuable. Des choix doivent être faits, dans la transparence et la concertation, en anticipant les nouveaux besoins des Français à l'égard de leurs services publics et en planifiant les transformations nécessaires.
Enfin, l'administration sera plus performante si elle sait mettre ses compétences en réseau. La mise en place d'un intranet reliant l'ensemble des services de l'État permettrait de décloisonner les administrations, d'alléger les procédures, d'accélérer les processus de décisions. Elle faciliterait la transmission des informations, les discussions et la conduite de projets interministériels. Elle placerait l'intelligence et les hommes au coeur de l'État.
Dans ce domaine, certains services déconcentrés ont mené des expériences intéressantes, avec l'appui de leur ministère respectif. Il est temps d'en tirer les enseignements et de les généraliser.
Construire l'État de demain, c'est aussi tirer toutes les conséquences de l'affirmation des pouvoirs locaux et de l'accélération de la construction européenne.
Les compétences communautaires ne se limitent plus à quelques politiques sectorielles, fussent-elles essentielles, comme l'agriculture. Elles couvrent aujourd'hui un large spectre de l'action publique, elles reconfigurent l'action de l'État. C'est encore plus vrai depuis l'entrée en vigueur du Traité d'Amsterdam qui a inclus dans le champ communautaire certaines questions de sécurité et de justice.
Cette mise en commun n'est en rien une dépossession. D'abord parce que l'Europe s'inspire de nos traditions et participe à notre rayonnement. Mais aussi parce que l'Union européenne est fortement tributaire des administrations nationales, aussi bien en ce qui concerne l'élaboration des normes que pour leur application. C'est le sens du principe de subsidiarité, essentiel dans l'équilibre européen et auquel j'attache -pour ma part-,une importance particulière, et c'est également une nécessité pratique : la Commission, le Conseil, le Parlement ne peuvent fonctionner qu'en s'adossant aux administrations des pays membres.
Les services de l'État doivent donc intégrer pleinement la composante européenne de leur action. Cela passe par un renforcement de la présence des fonctionnaires français dans les institutions communautaires : il est important que notre administration se donne les moyens d'agir à Bruxelles et d'y être présente dans la continuité. Cela passe aussi par une forte implication des différents ministères tant dans l'élaboration des normes communautaires que dans une transposition des directives complète et conforme aux traditions de notre droit. Prenons garde aux retards qui peuvent s'accumuler.
L'État doit également tirer les conséquences de l'affirmation des pouvoirs locaux. Il ne sert à rien de transférer des compétences aux communes si les maires trouvent en face d'eux un chef de service qui ne peut prendre ses décisions qu'à Paris. La déconcentration est une nécessité pour créer l'administration de proximité que souhaitent nos concitoyens, pour permettre aux services locaux de l'État de s'engager dans des partenariats efficaces avec les collectivités territoriales.
L'État doit s'adapter aux nécessités de l'action locale. Il doit gagner en souplesse, pour mieux épouser les spécificités et les besoins de chaque territoire.
Construire l'État de demain, c'est enfin mettre l'administration au service de l'usager grâce aux nouvelles technologies de l'information.
L'enjeu est triple. Il s'agit d'abord de simplifier la relation de nos concitoyens avec l'administration. Les Français attendent des services publics qu'ils leur facilitent la vie quotidienne. Le développement des téléprocédures peut permettre à chacun d'effectuer le maximum de démarches à partir de son domicile, en évitant les déplacements inutiles. 17 % des formulaires administratifs sont aujourd'hui mis en ligne. Il faut aller plus vite, plus loin. Il est désormais urgent que le Parlement puisse débattre du projet de loi relatif à la reconnaissance juridique de la signature électronique. C'est le préalable nécessaire à toute initiative dans ce domaine.
Les nouvelles technologies, c'est aussi un outil au service d'une transparence accrue de nos administrations. Les citoyens doivent avoir, sur le réseau, un accès direct aux lois et aux règlements, mais aussi aux circulaires, qui restent aujourd'hui cantonnées dans des revues aussi officielles que confidentielles.
L'internet permet enfin de renforcer la démocratie participative et de mieux associer le citoyen au fonctionnement des services publics. Les forums de débat public, les consultations informelles, les appels à propositions lancés par diverses administrations montrent que l'association des usagers au service public n'est nullement un leurre, lorsque les Français ont les moyens de s'exprimer sur les sujets qui touchent à leur vie quotidienne.
Simplification, transparence, participation : il y a là un véritable enjeu pour notre démocratie au XXIe siècle, à condition que l'usage de l'internet profite à tous. L'administration a dans ce domaine une forte responsabilité, l'école en premier lieu, mais aussi les services publics de proximité. Seuls 1 000 bureaux de poste sur 17 000 offrent aujourd'hui un accès au réseau. C'est trop peu. L'administration française doit montrer l'exemple et permettre l'entrée de tous dans l'ère de l'information. * Mesdames et Messieurs,
A l'heure de la mondialisation, nous avons plus que jamais besoin d'État. Parce que la croissance des échanges multiplie les besoins d'arbitrage. Parce que des risques nouveaux étendent les missions régaliennes de l'État. Et parce que les économies modernes se caractérisent d'abord par la qualité des biens publics offerts aux acteurs du marché, qu'il s'agisse d'infrastructures, d'éducation, de justice ou de sécurité.
Comme vous, Monsieur le Président, je ne crois pas que l'intérêt général se soit dissous dans la masse des intérêts individuels. L'État a plus que jamais la tâche de le défendre mais il doit pour cela s'adapter. Ce qui est vrai, c'est que l'État, pour définir cet intérêt général, doit collaborer avec les acteurs de la société civile, avec nos partenaires de l'Union européenne et avec la communauté internationale. L'administration de demain sera davantage tournée vers les autres. Elle sera tournée vers l'Europe. Tournée vers les collectivités locales. Et tournée vers le citoyen.
Je vous remercie. |