LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
Paris, le 23 juin 2000
Il y a tout juste un an, Sa Majesté le Roi Hassan II -que Dieu l'ait en Sa Sainte Miséricorde- s'apprêtait une nouvelle fois à venir à Paris. Comme beaucoup de Français, je l'attendais avec un mélange de respect et d'amicale estime, comme il sied au représentant d'un grand peuple avec qui nous avons tant partagé dans l'Histoire. Nul ne se doutait alors que ce serait Sa dernière visite hors du Royaume. Nul ne se doutait qu'hélas, quelques jours plus tard, la communauté des nations aurait rendez-vous, ici même, pour l'accompagner dans son ultime voyage.
Pourquoi ne pas le dire très simplement : je dois beaucoup au Roi Hassan II. J'ai eu le privilège de Le rencontrer, il y a plus d'un quart de siècle, et de nouer avec Lui des liens d'amitiés très profonds. Par quelque alchimie mystérieuse, et avec toute la déférence que je Lui devais, s'est créée au fil des ans une véritable intimité. Cette relation était étroitement entretenue parce qu'elle m'était personnellement nécessaire. Je Lui dois en quelque sorte une initiation aux complexités et aux valeurs du monde arabe et musulman. Je Lui dois des analyses visionnaires sur les drames, mais aussi sur les chances de la paix au Proche-Orient. Je Lui dois une plus claire conscience des enjeux internationaux, du rôle de l'Europe en Méditerranée, mais aussi de ce que le monde attend de la France, qu'il s'agisse de son message ou de ses initiatives. Beaucoup des contacts internationaux que j'ai noués ces trente dernières années le furent sur Son conseil ou avec Son appui.
Le Souverain chérifien me surprenait toujours par Sa connaissance profonde, presque méticuleuse, de l'histoire de France, des états d'âme des Français et des ressorts cachés de notre société contemporaine. Là aussi, Ses analyses éclairantes, Ses fines remarques, Sa culture politique approfondie, furent toujours utiles à mon action politique. Je ne peux cacher non plus que l'une des raisons qui m'orientaient souvent vers le Sud marocain -pour quelques jours de réflexion et de découvertes au sein de ce peuple que j'aime et que j'admire- résidait dans le fait que ce serait aussi l'occasion d'un repas familial au Palais Royal. C'est au cours de ces moments rares, où le Monarque était avant tout père et grand-père, que se révélait toute la sensibilité de l'homme que de si lourdes charges n'écartaient pas de ses responsabilités familiales.
C'est ainsi qu'il m'a été donné de découvrir, très jeunes encore, Leurs Altesses Royales les Princes et Princesses, et de nouer avec eux des relations personnelles et affectueuses. Et c'est pourquoi, il ne me surprend pas que le Prince Héritier ait repris avec aisance et naturel, en l'espace d'un jour, le sceptre et ses lourdes tâches avec l'immédiat succès que nous connaissons. À juger l'oeuvre accomplie depuis son accession au Trône, la sagesse de ses décisions, l'adhésion enthousiaste du peuple marocain, j'ose affirmer que le grand Roi que fut feu Sa Majesté Hassan II a doublement accompli Son destin. Grâce à Lui et grâce au nouveau souverain, le Trône est plus que jamais le lien sacré entre tous les Marocains.
Ce que je dois à feu le Roi Hassan II, j'entends le rendre à Sa Majesté Mohammed VI. Ce n'est pour moi ni un devoir ni une nécessité, mais l'affectueuse fidélité à une mémoire et à un lignage. Je suis heureux de voir se perpétuer le même dialogue confiant et nos voix s'accorder à l'unisson.
À l'unisson, voilà un mot qui sied aux relations entre Français et Marocains.
À jamais, le peuple de France gardera en mémoire ce moment rare où l'illustre Souverain chérifien s'associant à notre fête nationale, nous faisait le présent à la fois surprenant et si évident de la Garde royale s'illustrant sur les Champs-Élysées. Ce fut un événement public éclatant dont se souviennent des dizaines de millions de téléspectateurs. Nous étions côte à côte, et l'émotion nous emplissait. Le monde est fait de vivants symboles, celui-ci était un accomplissement.
Dans les heures qui suivirent, nous en parlâmes souvent avec les mots qui recouvrent les bonheurs pudiques. Nous passâmes, ce même 14 juillet, de longs moments à examiner la maquette de la future place Mohammed V à Paris. Celle-ci marquera la fin du boulevard Saint-Germain et servira d'esplanade à l'Institut du Monde Arabe. Le Roi s'enquit des délais, suggéra des modifications, s'intéressa aux plantations -et pourquoi pas quelques cèdres de l'Atlas ?- et manifesta son approbation. Ce fut une fois encore pour nous l'occasion d'évoquer la mémoire de Son Illustre Père auquel Il était si attaché. Le lendemain, nous nous quittâmes sur la promesse d'inaugurer ensemble -en l'an 2000- cette nouvelle place parisienne.
Quelques jours plus tard -le 19 juillet- je recevais la dernière lettre qu'il m'ait adressé. Je dois à la mémoire du Roi Hassan II d'en livrer deux extraits, car je ne pourrais trouver plus de délicatesse et de bonheur d'expression pour qualifier les liens entre nos deux pays :
"Le Royaume du Maroc et la République Française avaient certes déjà inscrit à leur actif les atouts d'une relation hors du commun, où la confiance et la solidarité l'ont souvent disputé en qualité, à une proximité et à une intimité rarement démenties. Mais en M'invitant à Vos côtés à la tribune du 14 juillet et en faisant ouvrir le défilé des troupes françaises par la Garde royale marocaine, vous avez donné, Monsieur le Président, une dimension inédite à la communauté de Nos idéaux et de Nos destinées. Une dimension morale, spirituelle et affective qui va désormais infléchir pour le meilleur, la nature profonde et le futur de la relation maroco-française" "Marocains et Français ne s'y sont pas trompés. Cette continuité et l'émotion ressentie au plus profond de Nos deux pays, sont de celles qui forgent des attitudes et des réflexes prometteurs pour ce que le Maroc et la France auront à construire et à promouvoir ensemble au sein de la Communauté des Nations".
J'ai dit en d'autres occasions, et beaucoup le répéteront aujourd'hui même, combien Sa Majesté Hassan II fut un grand Roi. Ce n'est pas celui qui a encore affermi la monarchie marocaine, celui qui a inscrit son action dans la continuité et dans la fidélité, qui a modernisé le pays et donné au Maroc une place singulière dans le concert des nations que j'évoque en écrivant ce témoignage.
C'est à l'ami de la France et des Français, à celui qui maniait si magnifiquement notre langue que je pense avec émotion.
C'est à mon ami personnel, si séduisant et si attachant, que je consacre ces lignes. Cette promesse que le ciel L'a empêché de tenir devra être relevée par le nouveau monarque, Son fils. Cette place Mohammed V, nous l'inaugurerons ensemble !
En associant trois générations de souverains marocains, les Français et moi-même rendrons un juste hommage à la grande et fière Dynastie alaouite.
Ce sera un acte de fidélité et ce sera un apaisement.
Jacques CHIRAC
Sa Majesté Mohammed VI, Roi du Maroc |