Discours de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'Assemblée des Présidents de Conseil généraux.
Tours, mardi 17 octobre 1995
Monsieur le président de l'Association,
Monsieur le président du Sénat,
Monsieur le représentant du président de l'Assemblée nationale,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Mesdames et Messieurs les présidents de conseils généraux de métropole et d'outre-mer,
Monsieur le président de l'Association des maires de France
Mesdames, Messieurs,
Malgré les circonstances et Jean Puech l'a évoqué à l'instant malgré le nouveau drame qui frappe notre pays j'ai tenu à être parmi vous. Je sais que nous partageons tous la même indignation et la même volonté de tout mettre en oeuvre pour prévenir et pour réprimer cette violence fanatique.
Que les victimes de cet attentat sachent notre solidarité et qu'elles sachent aussi notre détermination.
Monsieur le président, votre assemblée consacre sa rencontre annuelle au thème "solidarité, lutte contre l'exclusion, emploi", voilà un signe, me semble-t-il, doublement révélateur. Un signe que la fracture sociale, que je n'ai cessé, vous le savez, de dénoncer, et qui met en cause les principes mêmes sur lesquels est fondée notre République s'imposent maintenant à notre pays comme un véritable défi. Mais aussi un signe que les départements, à travers vous, sont bien déterminés à relever ce défi.
Dans l'équilibre des différentes collectivités locales qui concourent de manière irremplaçable à la démocratie et au service du citoyen, les conseils généraux que vous présidez sont véritablement au coeur de la République.
Cette place, ils ne l'ont pas conquise sans mal ; ils doivent aujourd'hui s'y maintenir et savoir y évoluer.
Première grande création administrative de l'Assemblée constituante en 1789, les départements sont fortement identifiés à l'idée d'abolition des privilèges.
Nos communes plongent leurs racines séculaires dans les paroisses, dont elles sont le prolongement naturel. L'idée régionale a fait son chemin alors que la République était assurée, et l'Etat solidement conforté sur les bases de la Constitution de 1958. Les départements, eux, sont nés d'une rupture. Ils ont été institués par opposition aux anciennes provinces, faites de particularismes, de franchises, de ces conservatismes et de ces inégalités sur lesquels s'étaient brisées toutes les tentatives de réforme du XVIIIe siècle. A vrai dire, on ne conçoit pas les départements sans penser aussitôt à la République : à la IIe République qui les a confirmés, à la IIIe République qui leur a donné leur visage familier, à la Ve République qui, par les lois de décentralisation, les a, en quelque sorte, parachevés.
La force de l'institution tient sans nul doute au mode de scrutin uninominal de l'élection des conseillers généraux, vous l'avez, Monsieur le président, à juste titre rappelé.
Elu directement par l'ensemble de ses concitoyens, comme le président de la République et les députés, le conseiller général est proche, il est accessible, il est responsable. Pour l'avoir longtemps exercé, et en particulier avoir beaucoup appris de ce poste, je témoigne de l'attachement qu'on éprouve naturellement pour ce mandat.
A partir de 1982, les lois de décentralisation ont recherché un nouvel équilibre entre l'unité de l'Etat et les aspirations à l'autonomie que la solidité de la nation, le progrès des communications, la modernité rendaient à la fois légitimes et possibles. D'importants progrès ont ainsi été accomplis.
Le département a prouvé son utilité propre, celle d'une collectivité moderne vouée à la solidarité de proximité et au développement local.
La manière dont, depuis maintenant treize ans, les présidents de conseils généraux ont assumé leurs responsabilités prouve, s'il en était besoin, la pertinence de la réforme de 1982.
Mais pour autant, et malgré toute leur valeur, les lois de décentralisation ne méritent pas une louange sans nuance. Compromis entre des principes contradictoires, elles ont eu leur part d'ambiguïté. Elles ont généré certaines confusions. Faute d'une politique déterminée d'aménagement du territoire, les accompagnant, elles n'ont pas, c'est le moins que l'on puisse dire, contribué à la réduction des inégalités régionales.
La correction nécessaire est autant l'affaire de l'Etat que des collectivités locales. Entre eux doivent être instaurée la confiance et réinventé le partenariat, mais entre eux doivent aussi être clairement répartis les rôles et les compétences.
Au coeur du pacte républicain, il y a et il y aura toujours l'Etat. L'Etat qui a forgé la France, l'Etat garant de nos libertés et de l'égalité des chances, l'Etat sur qui repose en dernier recours la République, l'Etat sans qui la France n'existerait pas.
Qui pourrait croire que les collectivités locales auraient quelque chose à gagner d'un Etat faible ou désemparé ? La solidité de l'Etat, son intégrité, sa force, assurent l'identité des collectivités territoriales et leur liberté. A l'Etat d'accomplir sa mission, d'être lui-même, complètement lui-même, mais rien que lui-même, et alors nos collectivités seront libres et fortes.
Il faut aujourd'hui réformer l'Etat.
Depuis des années, l'Etat tend à s'affaiblir. Le développement de la fracture sociale, l'incapacité de la puissance publique à exercer nombre de ses missions régaliennes malgré la qualité de ses serviteurs, de tout cela, vous êtes les témoins et parfois les victimes. Elus de proximité, vous subissez de plein fouet, dans vos mairies, dans vos conseils généraux, les effets des défaillances de l'Etat.
L'Etat que j'entends restaurer, c'est un Etat qui montre l'exemple. Un État capable de garantir la cohésion de la Nation et donc sa force. Un Etat qui ne se borne pas à être le chef d'orchestre de l'aménagement du territoire, mais qui, à travers ses propres services, y contribue directement.
La loi d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire, adoptée au début de cette année, à l'issue d'un très large débat national auquel vos conseils généraux ont beaucoup apporté, cette loi constitue bien le cadre de l'action qui doit être conduite.
Soyons lucides : Certaines économies se révèlent en fait très coûteuses ! Fermer des services publics en milieu rural au nom d'une conception purement comptable de la vie, sans mesurer le coût social de la désertification et de ses conséquences dans la crise de beaucoup de nos zones urbaines, ce n'est pas responsable.
Mais si l'Etat a le devoir d'être présent, il ne doit pas être immobile. Rechercher la polyvalence, rendre plusieurs services en un même lieu, pour simplifier la vie du contribuable et de l'usager au lieu de vivre cloîtré dans des forteresses traditionnelles, autant de moyens pour concilier la vocation du service public, qui est au coeur du pacte républicain, et sa nécessaire modernisation.
C'est l'un des objectifs que j'assigne à la réforme de l'Etat.
La confiance réciproque entre l'Etat et les collectivités passe aussi, vous l'avez dit Monsieur le président, par une clarification et j'ai demandé au gouvernement de préparer un projet de loi en ce sens.
Quels en seront les objectifs ? Je veux tout d'abord une loi modeste et juste. L'heure n'est pas, en matière de décentralisation, aux ambitions démesurées. Et si la décentralisation doit être approfondie, il faut que l'Etat s'y engage en accompagnant les transferts de compétences d'une compensation financière intégrale.
Je veux ensuite une loi simplificatrice, une loi qui distribue clairement les responsabilités. Une loi qui clarifie les centres de décision.
Je veux enfin une loi qui ne cherche pas à bouleverser la carte administrative ou à instaurer une hiérarchie entre les collectivités, mais qui mise sur ce qui existe déjà, notamment les cantons. Une loi qui incite aux regroupements et à l'intercommunalité.
De son côté, l'Etat doit être capable de se déconcentrer, d'assouplir son administration, de la rendre plus interministérielle et d'organiser ses services en pôles de compétence sous l'autorité renforcée des préfets. Il ne faut plus que l'administration centrale fasse de la gestion locale.
Tout cela ne sera pas accompli sans vous. Nous avons besoin d'une démarche pragmatique et concertée dans laquelle votre assemblée, Monsieur le président, est appelée à jouer un rôle décisif.
C'est dans cet esprit que, conformément aux engagements que j'avais pris devant les Français, le gouvernement a engagé au cours de l'été des discussions sur les modalités d'un "pacte de stabilité financière" avec les principales associations d'élus locaux : votre assemblée, bien évidemment, mais aussi l'Association des maires de France, l'Association des maires de grandes villes de France ou encore l'Association nationale des élus régionaux et je dois probablement en oublier.
Il ne faut pas jouer avec les budgets locaux. L'Etat doit renoncer à faire de vos budgets un instrument d'ajustement de ses propres dépenses. Il doit s'engager et ensuite tenir ses engagements. Vous avez le droit de savoir où vous allez. C'est l'objectif que j'assigne au "pacte de stabilité financière". Avec ce pacte, l'Etat accepte de faire évoluer, pendant trois ans, ses concours aux collectivités locales au rythme de l'inflation, soit plus rapidement que ses propres dépenses. Au sein de ces dotations, la progression de la dotation globale de fonctionnement permettra d'associer les collectivités territoriales aux fruits de la croissance.
Ces progressions, c'est vrai, sont moins rapides que celles qui résultent des dispositions législatives votées en des temps où les difficultés financières n'étaient pas perçues avec la même évidence qu'aujourd'hui. Mais les élus ont compris les contraintes qui sont actuellement celles de la nation. La situation des déficits publics menace notre société et tout particulièrement l'emploi. Je vous le dis aujourd'hui avec solennité, réduire les déficits et modérer la dépense publique est un devoir pour chacune et chacun d'entre nous et je sais qu'au fond de vous même, comme tous nos concitoyens vous en êtes conscient.
C'est ainsi que nous dégagerons les marges de manoeuvre qui nous permettront de répondre aux priorités essentielles qui, dans le domaine social, dans le domaine de la lutte contre la fracture sociale, contre le chômage, contre l'ensemble des formes d'exclusion, c'est avec ces marges que nous parviendrons à assumer aussi cette exigence.
Et, dans ce domaine, la création de la prestation d'autonomie pour les personnes âgées dépendantes se situe à la conjonction de ces préoccupations. Ce projet est au centre de vos débats d'aujourd'hui.
Nous l'avons construit ensemble. J'ai voulu qu'il illustre le cours nouveau des relations entre l'Etat et les collectivités locales, celui d'une concertation approfondie dans la clarté. Clarté dans la démarche, clarté dans les conditions de financement, clarté dans les modalités d'application.
La prise en charge de la dépendance constitue aujourd'hui l'un des grands défis de notre société, l'une des grandes misères de notre temps. La France a mis en place, à la Libération, un système de retraite par répartition et une assurance-maladie garantissant aux vieux travailleurs une sécurité médicale et financière.
Si, aujourd'hui, la vieillesse n'est plus synonyme de précarité, elle est, avec l'allongement de l'espérance de vie, de plus en plus synonyme de dépendance, nouveau motif de détresse et d'exclusion.
Beaucoup de personnes âgées, 700 000 aujourd'hui, bien davantage demain, sont en situation de dépendance, confinées au lit ou dans un fauteuil, et ne peuvent se passer d'une aide pour les actes les plus élémentaires de la vie.
Or notre système de protection sociale ne reconnaît pas la dépendance en tant que telle : ces personnes dépendantes, nos anciens, nos parents, ne peuvent avoir recours qu'aux prestations d'aide sociale, telles que les aides ménagères et, dans certains cas, à l'allocation compensatrice pour tierce personne.
Toute société doit à ses aînés respect, gratitude et affection. Le rejet des plus faibles est le signe des civilisations décadentes ou totalitaires. Je le refuse pour la France. C'est pourquoi j'ai demandé au gouvernement, malgré les difficultés économiques, de mettre en chantier, sans délai, la prestation d'autonomie.
Il ne s'agit pas pour la collectivité de s'acquitter d'une sorte de devoir moral en versant de l'argent, mais bien de rendre à nos parents leur dignité. Le projet de loi pose ainsi le principe du droit de toute personne âgée ayant perdu son autonomie de vie à bénéficier d'une prestation de solidarité nationale.
Souvent promise, souvent remise, cette prestation d'autonomie sera l'une des conquêtes sociales majeures de cette fin de siècle. Plus de 600 000 personnes en bénéficieront parmi celles qui en ont le plus besoin.
Le gouvernement, à juste titre, a souhaité confier aux départements la gestion de cette prestation. Ils ont, en effet - les départements -, une expérience irremplaçable en matière d'action sociale. Ils gèrent l'aide médicale ; ils organisent l'aide aux enfants en difficultés ; ils aident les handicapés ; pour les bénéficiaires du RMI, ils organisent le dispositif d'insertion. Pour les personnes âgées, ils prennent déjà en charge l'aide ménagère, les frais d'hébergement et l'allocation compensatrice. Ce capital d'expérience, relayé par l'action de plus de 50 000 agents, apporte à la nation un appui indispensable dans sa lutte contre les inégalités, la pauvreté, l'exclusion.
Le choix du département, c'est le choix du terrain, d'une gestion au plus près des réalités. C'est aussi le choix du partenariat, le département étant au coeur d'un réseau d'entraide et de solidarité auquel participent l'ensemble des acteurs locaux, et notamment les caisses de sécurité sociale, sans parler des associations. En confiant au Conseil général la gestion de cette nouvelle prestation, le projet de loi reconnaît le rôle éminent que le département joue aujourd'hui dans notre vie sociale.
Au-delà des ressources que les départements consacrent déjà à la prise en charge des personnes âgées dépendantes, les financements complémentaires seront apportés par le fonds de solidarité-vieillesse grâce à un effort de solidarité nationale. Cela, je le répète, dans la transparence et la clarté de telle façon que les départements ne supportent, en aucun cas, de charges nouvelles.
La création de cette prestation s'inscrit aussi dans la politique gouvernementale de lutte contre le chômage. Les expérimentations conduites depuis quelques mois montrent qu'un emploi à plein temps est créé, actuellement, pour trois personnes âgées dépendantes aidées. Nous pouvons donc en attendre la création de plusieurs dizaines de milliers d'emplois. Et faire de cette prestation l'illustration du passage de dépenses passives en dépenses actives à l'égard de l'emploi.
Ma conviction étant, qu'en réalité cette prestation ne devrait pas coûter d'argent à la collectivité nationale par rapport à ce qui y est aujourd'hui consacré et ces emplois, très souvent, sont ou seront situés dans nos cantons ruraux, c'est-à-dire ceux qui en ont le plus besoin.
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En vérité, la lutte contre l'exclusion est un tout. La prochaine loi d'orientation contre l'exclusion, préparée par le gouvernement, donnera, je l'espère, à notre politique dans ce domaine une nouvelle et décisive impulsion.
La fracture sociale, je l'ai souvent dit, est pour notre pays une redoutable menace. Elle est un fort affaiblissement, à la fois de notre niveau, de notre mode de vie, mais aussi et surtout de notre conception humaniste de la solidarité et de l'égalité des chances et des hommes. Aujourd'hui, la France a besoin de cohésion sociale, c'est cela qui est en cause. Trop de nos compatriotes dérivent vers la pauvreté, vers l'exclusion et cumulent les handicaps, ce n'est ni humainement, ni d'ailleurs économiquement acceptable.
Vingt ans après la loi d'orientation en faveur d'une autre catégorie d'exclus, les handicapés, cette loi permettra de consacrer solennellement la lutte contre la grande pauvreté et l'exclusion sociale comme une priorité nationale engageant le pays tout entier, c'est l'honneur de la France et c'est son intérêt.
Vous le savez, l'insertion repose sur les trois piliers que sont la santé, le logement et l'activité. C'est dans ces trois domaines que nous devons agir.
En matière de santé, la complexité des règles d'affiliation à la sécurité sociale fait que trop nombreux sont ceux de nos compatriotes, parmi les plus démunis, qui sont privés en réalité d'accès aux soins, comme l'a notamment démontré la création à Paris, d'une carte Paris-Santé ou du SAMU social. Et les départements le savent bien qui voient progresser les dépenses d'aide médicale. Il nous faut aujourd'hui généraliser l'assurance maladie et faciliter l'accès aux soins des plus démunis.
En matière de logement, des mesures d'urgence ont été prises, avec la création de 10 000 logements d'urgence, de 10 000 logements d'insertion, et de nouvelles places en centres d'hébergement et d'un début de politique tendant à retrouver ou à récupérer des logements actuellement vides. Il faut aller plus loin ; il faut construire, d'étape en étape, les conditions d'un droit effectif au logement.
Mais tout ceci n'aura de sens que si nous savons redonner une activité à ceux qui en sont privés, une activité c'est-à-dire une dignité. Un quart des contrats initiative-emploi est réservé aux allocataires du RMI. Mais pour ceux qui ne sont pas encore en mesure d'occuper un emploi parce qu'ils sont trop avancés sur les chemins de l'exclusion, trop désocialisés, trop déstabilisés par les coups successifs reçus de la vie, il nous faut développer de nouveaux emplois. Cela, notamment, en faisant, pour les allocataires du RMI, ce que les partenaires sociaux ont engagé, à juste titre, pour les bénéficiaires de l'allocation-chômage, c'est-à-dire orienter vers l'emploi les sommes actuellement consacrées à la seule indemnisation.
Pour cela, il faut faire appel à une mobilisation générale des collectivités locales, des associations et des entreprises afin de mettre en valeur les gisements d'activités qui, à la frontière de l'emploi marchand et de l'emploi non marchand, pour utiliser les termes des techniciens, vont des accompagnateurs dans les transports à la sauvegarde de notre environnement.
Mais au-delà, pour nos jeunes qui errent dans les quartiers, pour nos jeunes qui n'ont souvent connu que le chômage, le leur et celui de leurs parents, nous devons créer un véritable service public de l'insertion.
Il faut se donner les moyens de leur offrir un vrai parcours d'insertion comprenant une formation et une activité. Tout ceci à un coût, mais sachez le, ce coût de la lutte contre l'exclusion, sous toutes ses formes, et très inférieur au coût de l'indemnisation qu'implique automatiquement l'exclusion, et qui nous conduit à renier les valeurs essentielles sur lesquelles est fondée notre civilisation.
Toutes ces exigences seront prises en compte dans la loi d'orientation. Cette loi mettra la lutte contre l'exclusion au coeur de toutes les politiques, et au coeur de toute la politique. Car la politique, et je le dis ici devant vous qui vous y êtes consacrés, du meilleur de vous même, c'est une manière pour les hommes et les femmes d'offrir ce qu'ils ont de meilleur à leur pays, je le dis parce que par les temps qui courent, on a parfois tendance à l'oublier.
La solidarité et la cohésion nationale sont inséparables du progrès et de la grandeur de la France.
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