Allocution prononcée par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de la réception de la communauté française à Yamoussoukro.
Résidence des hôtes - Yamoussoukro - ( Côte d'ivoire) - vendredi 21 juillet 1995.
Je suis très sensible à votre accueil et très touché par votre présence. J'ai tenu à commencer mon voyage africain par Yamoussoukro, chacun en comprendra les raisons. Ce n'est évidemment pas ici que nous avons la colonie la plus importante de nos compatriotes. Et donc, celles et ceux qui sont présents ce soir ont fait un effort particulier pour venir, j'imagine, pour la plupart d'Abidjan et, je tiens donc à vous exprimer une reconnaissance également toute particulière.
J'ai voulu que le premier voyage officiel, je ne parle pas des réunions multilatérales du type du G7 à Halifax, mais que le premier voyage officiel que j'entreprenais dans ma nouvelle fonction, ait lieu en Afrique.
Honorant un engagement pris, je me suis donc arrêté à Rabat, à l'invitation de Sa Majesté le Roi du Maroc, et j'ai voulu fouler le sol africain au sud du Sahara d'abord, dans le village du président Houphouët-Boigny. Vous savez probablement tous, combien j'avais d'estime et de respectueuse affection pour le président Houphouët-Boigny, et, toute l'amitié que je lui portais. Ce fut un très grand humaniste à tous égards. Ce fut un grand Ivoirien, mais aussi un très grand Africain et un très grand Français.
Ce matin je suis allé déposer avec les quatre autres présidents des quatre Etats voisins, plus le président Bédié, une gerbe sur la tombe du président Houphouët-Boigny, et, j'ai ressenti une véritable émotion qui m'a fait comprendre peut-être mieux encore que lorsque je le rencontrais et où je parlais avec lui pendant de longues heures, à quel point la relation entre la France et la Côte d'Ivoire avait quelque chose de particulier, de fort, d'émotionnel et, n'était comparable probablement à nulle autre. C'est la raison pour laquelle, je me trouve ce soir ici à Yamoussoukro avant de partir vers Libreville et puis ensuite Dakar pour y rencontrer également les présidents des Etats de ces deux régions.
Je profite de cette occasion pour vous dire un mot, rapide je vous rassure, sur l'idée que je me fais de cette Afrique à laquelle vous êtes attachés, à laquelle vous donnez le meilleur de vous mêmes, où vous donnez aussi le meilleur de la France et qui fait l'objet aujourd'hui, c'est une mode, d'une espèce de pessimisme affirmé ou confirmé et développé un peu partout dans le monde.
A l'occasion du déjeuner que donnait le président Bédié pour ses collègues et pour moi-même à midi, le président Soglo, qui est un homme d'expérience, c'est un économiste de qualité, disait : mais au fond, il y a vingt ans, lorsqu'on parlait des pays de l'Asie y compris la Chine, qui aujourd'hui a un taux de croissance à deux chiffres, on croit rêver, on en parlait avec cette commisération, et les commentaires que faisaient les experts à l'époque, et ce qui ne l'était pas d'ailleurs, consistait à dire que ces pays s'enfermaient de plus en plus dans la misère et dans la difficulté. Aujourd'hui, nous voyons ces pays, les uns après les autres, sortir très fortement de la croissance zéro et affirmer un potentiel d'activité très important.
Moi, je suis de ceux qui croient en l'Afrique et qui ne pense pas que l'Afrique est marquée par une sorte de fatalité qui résumerait son avenir à la misère, la famine, les conflits, les maladies. Je crois que c'est un cliché bien superficiel, qu'en vérité, déjà, depuis quelques années, sans qu'on l'apprécie encore bien, un peu comme une plante qui commence à pousser hors du sol, l'Afrique a fait des progrès sensibles. Elle les a faits en matière de gestion des affaires. C'est une région qui a accédé à l'indépendance de façon relativement tardive, c'est une période de son histoire, et qui, par la force des choses, a connu des difficultés d'adaptation en terme de gestion.
Aujourd'hui nous voyons dans la plupart des pays africains, et en particulier en Afrique francophone, s'affirmer chaque jour davantage une gestion plus rigoureuse, un accord plus fort entre les organisations internationales chargées de conseiller, d'aider ou d'orienter et, des gouvernements africains de plus en plus composés d'hommes compétents et déterminés à sortir d'une certaine improvisation. Ceci est porteur d'espoir. C'est une réalité tout à fait concrète.
Sur le plan politique, on voit aussi l'Afrique évoluer. Je n'ai jamais fait partie de ces donneurs de leçon qui voient plus facilement la paille dans l'œil des autres que la poutre dans le leur et qui n'ont jamais été avares de critique. La vérité, c'est que l'Afrique, à son rythme, à sa manière, d'une façon qui doit être respectée, est en train, un peu partout, de construire un Etat de droit et poursuivra cette évolution maintenant jusqu'à son terme. Ce qui d'ailleurs veut dire en clair, que l'Afrique fera en même pas un demi-siècle ce que les nations européennes ou d'autres ont pris deux siècles pour faire. Il faut s'en souvenir et modérer sa critique lorsqu'on est tenté d'en faire sur le plan politique, sur le plan économique, mais également sur le plan du renforcement de ses solidarités intérieures.
L'Afrique est composée de jeunes nations, par définition, sensibles ou susceptibles pour tout ce qui touche leur souveraineté et d'autant plus à juste titre, qu'elles ont dû faire un effort particulier pour passer d'un Etat tribal à un Etat national. Mais aujourd'hui, on voit aussi qu'avec la même rapidité, la même conscience forte des réalités, on voit que ces pays d'Afrique ont conscience du fait que l'union fait la force et que c'est par la création de liens de plus en plus serrés entre eux qu'ils pourront dans le cadre régional assumer de façon plus dynamique leur développement. Ils ont également pris conscience de la nécessité d'une diplomatie préventive et c'est aujourd'hui l'ambition de l'organisation de l'unité africaine que de permettre la mise en oeuvre de cette diplomatie préventive dont la nécessité apparaît clairement lorsque l'on se souvient de tel ou tel conflit -ou pire encore génocide- qui a marqué cette terre africaine il y a peu de temps encore.
Voilà un certain nombre de raisons d'optimisme. L'Afrique évolue, elle évolue vers la modernité, elle se transforme plus vite et plus profondément qu'on l'imagine et l'Afrique a donc son avenir devant elle. Les jeunes Africains doivent savoir que demain ils compteront dans un monde de plus en plus complexe. Naturellement, cette évolution exige une certaine solidarité. Nous sommes en un temps où les égoïsmes s'accroissent et ont été accrus par la crise mondiale et où nous voyons la plupart des grands pays envisager une sorte de désengagement par rapport à leur contribution au développement des pays qui en ont besoin et notamment de l'Afrique. Il convient de se mobiliser contre cette tendance perverse et dangereuse. Je l'ai bien ressenti dès mon premier contact international en qualité de président de l'Union européenne, pour le premier semestre, à l'occasion du Sommet euro-américain qui m'a donné l'opportunité de parler à la fois à l'administration américaine et au congrès et de dénoncer cette tendance au désengagement et à l'isolationnisme. Cela m'est apparu clairement ensuite à la réunion du G7 à Halifax. Cela m'est apparu de façon également très claire au Conseil européen de Cannes où des efforts considérables ont dû être faits par la France pour obtenir la signature du VIIIe Fonds européen de développement, face à des nations qui n'avaient qu'une idée, en réalité, c'était de diminuer leur effort de solidarité et de développement.
Si l'on se laissait entraîner dans cette voie qui est celle de l'égoïsme, on commettrait deux erreurs capitales. La première, au regard de la morale. Nous sommes des pays, je parle des pays industrialisés qui prétendons donner à chacun des leçons en matière de droit de l'homme, en matière de démocratie. Les Droits de l'Homme, c'est d'abord les droits de vivre, de manger, de se soigner.
La démocratie, c'est l'égalité des droits, c'est l'égalité des chances. J'ai dit aux Etats-Unis que l'on ne pourrait pas longtemps se prétendre les défenseurs de ces grands principes moraux, humanistes, dont on se prétend porteur et laisser dériver des parties du monde vers la misère sans accomplir les actes de solidarité qui s'imposent, exigence éthique et puis exigence politique aussi. Cette Afrique qui avait quelques 100 millions d'habitants en 1900, c'était hier - il y a des gens nés en 1900 qui vivent encore aujourd'hui, à commencer par la soeur aînée du président Houphouët que j'avais l'occasion de saluer en sa qualité de chef de famille tout à l'heure - près de 600 millions aujourd'hui et dans vingt-cinq ans un milliard cent à un milliard deux cents millions d'habitants.
Si nous ne créons pas dans ces régions les conditions du développement et donc les conditions de la vie, de la stabilité des populations, de leur maintien sur une terre à laquelle elles sont profondément attachées, si nous ne créons pas ces conditions, nous n'éviterons pas une déstabilisation internationale, car ceux qui seront dans la misère iront ailleurs, partout, pour chercher à vivre et il faudra bien les accueillir.
La morale comme la politique au sens noble du terme exige une prise de conscience de la part de toutes les nations riches de la terre pour ce qui concerne la solidarité qu'elles doivent dans l'intérêt, des principes qu'elles défendent, et dans leur propre intérêt, la solidarité qu'elles doivent affirmer avec les nations qui en ont besoin et d'abord avec l'Afrique dont, je le répète, les chances sont aujourd'hui devant elle grâce aux efforts des Africains eux-mêmes.
Alors voilà les quelques réflexions que m'ont inspirées ce rapide voyage mais c'est un sujet auquel je réfléchis depuis longtemps et qui n'est donc pas nouveau pour moi. Vous avez dans cette situation à la fois un rôle important à jouer et vous devez pouvoir en escompter un certain nombre d'avantages. Ce rôle consiste à donner, par votre expérience, du dynamisme à l'économie de ces pays et notamment de l'un de ceux qui ont le plus de chance à court et moyen terme la Côte d'Ivoire, de leur donner naturellement le meilleur de vous-même, en terme de travail, d'intelligence, d'initiatives. Mais vous êtes en droit d'en attendre naturellement des retombées positives, et par conséquent, à la fois, de voir reconnus vos mérites, de voir réglés les problèmes qui peuvent se poser à vous et escompter le bénéfice de votre travail et de votre action.
Je connais les problèmes qui vous préoccupent, je ne les développerai pas ici, notamment ceux qui sont nés de la décision qui a été prise de dévaluer le franc CFA mais qui a eu des conséquences dans le domaine de l'enseignement, de la protection sociale, dans la gestion des entreprises avec les problèmes d'arriérés, les problèmes de transferts, les problèmes de réévaluation de bilan, bref toutes ces difficultés auxquelles nos compatriotes, notamment les Africains aussi ont été brusquement confrontés.
Le ministre de la Coopération, Jacques Godfrain, qui m'a naturellement accompagné ici et qui est pour moi un ami de longue date est parfaitement conscient de ces problèmes, je peux vous le dire, et fera tout ce qui est en son pouvoir, soutenu par un gouvernement déterminé, pour essayer de leur apporter des solutions positives pour la France, qui je le répète, croit en l'Afrique et la France pense que l'Afrique a son avenir devant elle et qu'elle nous inspire espoir et confiance et non pas désespérance ou critique. Vous pouvez donc être rassurés que la France, elle, ne cédera pas à l'afro-pessimisme mais sera un élément moteur dans la communauté internationale pour faciliter les efforts entrepris par les Africains eux-mêmes pour assumer leur propre développement et je compte sur vous pour en faciliter la tâche. Alors mes chers amis, j'ai été peut-être un peu long mais je voulais en terminant par où j'ai commencé, vous dire combien je suis sensible à votre présence, j'admire beaucoup les Français qui sont installés à l'étranger, j'admire particulièrement ceux qui sont en Côte-d'Ivoire, parce que c'est un pays que j'aime, puis j'admire encore plus ceux qui ont fait le voyage pour venir jusqu'ici afin de lever le verre de l'amitié avec moi, alors de cela chacune et chacun d'entre vous, soyez-en remerciés.
|