CONFÉRENCE DE PRESSE CONJOINTE
DE MONSIEUR JACQUES CHIRAC PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
ET DE MONSIEUR VLADIMIR POUTINE PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION DE RUSSIE
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PALAIS DE L'ÉLYSÉE
MARDI 15 JANVIER 2002
LE PRÉSIDENT - Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux bien sûr de recevoir le Président POUTINE à Paris. Le partenariat entre nos deux pays a désormais atteint une maturité et une densité qui expliquent que nous sommes en contact permanent et en particulier, bien sûr, lorsque l'actualité l'exige.
Au-delà des rencontres officielles, comme ma visite en Russie au mois de juillet ou celle du Premier ministre français au mois d'octobre dernier, nous sommes en mesure de nous consulter de manière directe et informelle, et c'est ainsi qu'après une série d'entretiens téléphoniques sur les problèmes d'actualité, j'avais indiqué au Président que, s'il avait l'occasion de passer à Paris, ce serait pour nous la possibilité de parler de façon plus pratique des grandes questions du moment. Donc je voudrais remercier le Président d'avoir distrait quelques heures de son emploi du temps pour venir jusqu'ici.
Alors, bien entendu, le premier sujet de nos conversations a été la situation internationale depuis le 11 septembre, les craintes et aussi les espoirs qu'elle peut susciter. Nous nous sommes réjouis de la chute du régime des Taleban et aussi de ce que le combat contre les terroristes d'Al-Qaïda soit en passe d'être remporté. Mais, naturellement, notre vigilance demeure. Il serait imprudent de croire que le terrorisme a été éradiqué. Nous poursuivons nos efforts de lutte contre le terrorisme, en particulier dans le cadre du plan global des Nations Unies. La lutte contre le terrorisme est un combat qui ne connaît pas de répit.
S'agissant de l'Afghanistan, j'ai tenu d'abord à remercier le Président POUTINE pour l'aide qu'il nous a donnée pour faciliter le déploiement des forces françaises dans la région. Je lui ai précisé les modalités de notre participation à la force internationale d'assistance et de sécurité qui se met en place à Kaboul. Nous avons constaté d'un commun accord qu'il fallait que les Afghans puissent le plus rapidement possible assurer leur sécurité par eux-mêmes. La solidarité, par ailleurs, de la communauté internationale ne leur fera pas défaut, notamment sur le plan financier, au-delà de l'aide humanitaire, pour tout ce qui touche à la reconstruction du pays, dès lors naturellement que ce nouveau pouvoir mettra en oeuvre un projet politique dans la ligne de ce qui a été décidé lors des accords de Bonn.
La tension qui existe entre l'Inde et le Pakistan depuis l'inacceptable attentat contre le parlement indien, le 13 décembre dernier, a également fait l'objet d'un long échange de vues entre nous. Je me suis moi-même entretenu à plusieurs reprises avec le Président MUSHARRAF et le Premier ministre VAJPAYEE pour les inciter à trouver une solution pacifique à leur différend. J'avais indiqué au Président MUSHARRAF que, selon moi, il devait aller jusqu'au bout du chemin qu'il avait emprunté lorsqu'il a choisi de lutter contre le terrorisme, qu'il devait aller jusqu'au bout de ce chemin, c'est à dire éradiquer tout ce qui subsiste de tentations ou de moyens terroristes dans son pays. Je note que son discours du 12 janvier comporte des annonces importantes et qui confirment l'attitude adoptée par le Pakistan depuis le 11 septembre. Des premières mesures ont été adoptées. Je reconnais que c'est une politique courageuse qui doit continuer d'être confirmée dans les faits. Il y a encore des efforts à faire car, je le répète, la lutte contre le terrorisme est un combat qui se mène au jour le jour et qui exige des mesures concrètes avec beaucoup de détermination. Je souhaite que les deux parties, Inde et Pakistan, fassent preuve de retenue afin de laisser le temps à ces mesures d'être pleinement mises en oeuvre. Et que cela permette de revenir à plus de sérénité.
La Russie et la France, qui sont deux puissances nucléaires, mesurent peut-être mieux que d'autres le potentiel dévastateur d'une crise telle que celle qui s'est ouverte entre l'Inde et le Pakistan. C'est pourquoi nous unirons nos efforts à partir d'une vision commune de la situation et nous resterons en contact permanent pour faciliter une solution pacifique à cette crise.
Au-delà de l'actualité immédiate, nous avons également examiné les moyens de renforcer le partenariat entre la Russie et l'Union européenne. Lors du sommet de Paris entre l'Union européenne et la Russie, en octobre 2000, nous avions décidé, vous vous en souvenez peut-être, d'engager une coopération institutionnelle sur les questions de sécurité. Au Conseil européen de Laeken, j'avais proposé à nos partenaires européens d'aller plus loin, en renforçant notre coopération dans la lutte contre le crime organisé, le trafic de drogue, le terrorisme, l'immigration clandestine, le blanchiment d'argent sale, le trafic d'êtres humains, etc. et en constatant que, dans tous ces domaines, nous pouvions donner à notre partenariat un nouveau contenu et une plus grande efficacité qui amélioreraient la sécurité sur notre continent. À cette fin, nous avons décidé à Laeken la création d'un Conseil de sécurité intérieure associant sur un pied d'égalité les ministres européens et leurs homologues russes, un Conseil qui se réunirait régulièrement. Et je crois que la nouvelle présidence espagnole de l'Union européenne est tout à fait favorable à la mise en oeuvre très rapide de ces décisions.
De la même manière, j'ai rappelé au Président POUTINE que la France était favorable à une association de la Russie aux activités de l'OTAN sur un pied d'égalité dans le cadre d'un Conseil à vingt et y compris, naturellement, pour traiter de la conduite d'opérations dans la gestion des crises.
Plus généralement, nous avons fait le point sur la nouvelle donne stratégique, notamment après le retrait des États-Unis du traité ABM. L'essentiel est désormais de rechercher la mise en place d'un nouveau cadre stratégique, mais un cadre stratégique, je dirais, qui s'impose et qui donc offre la stabilité et la sécurité dont le monde a besoin.
Et puis, enfin, nous avons décidé aujourd'hui de mettre en place une consultation régulière russo-française au niveau des ministres des Affaires étrangères et de la Défense pour traiter de l'ensemble des questions stratégiques et de sécurité.
Enfin, au titre des questions bilatérales, nous avons surtout abordé le projet de coopération aéronautique et spatiale lancé en juillet dernier lors de ma visite à Moscou. J'ai souligné également la dimension stratégique de ce projet qui a un contenu industriel, un contenu technologique, un contenu aéronautique et spatial mais aussi, et profondément, un contenu politique. J'ai souligné tout l'intérêt dans ce contexte de l'offre d'Airbus à la Russie.
Nous avons évoqué naturellement toutes sortes d'autres problèmes mais nous y reviendrons dans les questions et, en définitive, cette rencontre qui va se poursuivre par un dîner de travail nous a permis d'aller directement à l'essentiel des problèmes internationaux du moment. L'actualité nous a fourni l'occasion de constater à nouveau que les analyses de la Russie et de la France sur les grands problèmes de notre planète convergent, notamment sur la manière de résoudre les problèmes liés au terrorisme. Nous sommes donc déterminés à conjuguer nos efforts pour enrayer les risques de crise et pour favoriser les solutions de paix. Le partenariat entre nos deux pays se renforce chaque mois, chaque année davantage.
Je vous remercie et je donne la parole au Président Vladimir POUTINE.
LE PRÉSIDENT POUTINE - Merci beaucoup. Avant tout, je voudrais remercier le Président de la République française pour cette invitation à venir à Paris pour une brève visite. Vraiment, nos relations bilatérales se développent d'une manière très intensive, très efficace, ce qui nous impose des consultations à chaque occasion propice. Comme le Président vient de le dire, nous parlons régulièrement au téléphone et je lui suis reconnaissant, je le répète encore une fois, pour cette invitation à visiter Paris.
La rencontre a vraiment été brève mais très intense et très forte en contenu. Peut-être que c'est comme ça, informellement, plus facile de prendre des décisions. Le dialogue politique entre la France et la Russie, aujourd'hui, se développe d'une manière très efficace. Notre coopération dans le domaine financier, économique et d'investissements a reçu une nouvelle impulsion mais je crois que c'est dans ce domaine qu'il existe un certain retard par rapport à la coopération politique qui existe aujourd'hui entre la Fédération de Russie et la République française. Aujourd'hui, notre chiffre d'affaires n'est pas mal, à peu près 3,5 au moins, telles sont les premières estimations, 3,5 milliards de dollars. Je crois que vous devez être d'accord, ce n'est pas suffisant pour la Russie et la France. Avec la Pologne, où je dois aller en partant d'ici, c'est presque 6 milliards de dollars. Je ne parle même pas de l'Allemagne avec laquelle notre chiffre d'affaire atteint 20 milliards de dollars.
Il est évident que les possibilités dont la France et la Russie disposent dépassent largement le niveau actuel. À cet égard, je suis reconnaissant au Président d'avoir évoqué certains problèmes de nature globale. Il en existe d'autres que nous n'avons pas encore examinés, mais qui n'en sont pas moins d'importance. C'est la coopération dans le domaine de l'énergie, des hautes technologies. Le Président évoquait la coopération aérospatiale, elle a un sens tout à fait pratique pour les économies de nos pays, d'autant que dans ces domaines la Russie et la France excellent et atteignent des résultats tout à fait spectaculaires. Je crois que, si on poursuit la coopération dans ces directions, on ne pourra qu'améliorer les relations avec la France. La Russie est toujours désireuse de poursuivre le cap de la coopération privilégiée. Nous saluons l'initiative du Président CHIRAC visant à rapprocher la Russie et l'Union européenne, notamment en ce qui concerne le statut de la Russie comme partenaire global de l'Union européenne, et la proposition de constituer un Conseil de sécurité intérieure entre la Russie et l'Union.
Encore une fois, je veux souligner que la Russie est intéressée à construire en Europe un espace commun de sécurité, un espace commun juridique économique, culturel, etc.
La France reste pour nous un partenaire privilégié dans le domaine de la stabilité stratégique. Nous sommes convenus, comme l'a dit le Président CHIRAC, et je veux le confirmer, de constituer un Conseil pour les problèmes de la sécurité avec la participation des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, peut être avec la participation d'autres ministères.
Nos pays ont l'intention de mieux coopérer dans la lutte contre le terrorisme international et je crois que le conseil dont j'ai parlé tout à l'heure sera un bon élément pour compléter l'évolution des relations de notre pays avec l'OTAN et avec les structures de la sécurité européenne qui sont en train de s'établir. Tout cela a un intérêt particulier pour nous comme pour la France, puissances nucléaires, cela va de soi.
Nous avons également parlé des problèmes comme l'Afghanistan, le Moyen-Orient et je peux vous dire que, sur les problèmes-clés de nature internationale, les positions de la Russie et de la France sont soit proches, soit correspondantes.
Je veux remercier le Président CHIRAC pour le dialogue que nous avons eu aujourd'hui. Il a été important pour moi et pour mes collègues. Nous espérons pouvoir continuer la coopération avec la France dans le même esprit de franchise.
Merci beaucoup.
QUESTION - Vous venez de parler dans votre intervention, Monsieur le Président CHIRAC, de la croissance de la coopération économique entre la Russie et la France, entre la Russie et l'Union européenne. Toutefois, souvent, les déclarations de ce genre ne sont pas réalisées sur le plan pratique, elles se heurtent aux obstacles bureaucratiques. Comment voyez-vous l'issue de cette situation ?
LE PRÉSIDENT - Le Président POUTINE m'a posé presque la même question. C'est vrai que le système européen est un système complexe et qui, parfois, est un peu difficile à comprendre quand on le regarde de l'extérieur : le Conseil des ministres, la Commission, tout cela ne facilite pas la mise en oeuvre rapide des décisions, c'est vrai. Cela comporte d'autres avantages et, bien entendu, nous nous efforçons d'améliorer l'efficacité de notre système. C'est en particulier l'une, pas la seule, mais l'une des justifications de la réforme que nous avons initiée à Nice pour nos institutions.
Alors, la question que vous posez concerne des problèmes spécifiques, j'imagine, comme les décisions prises concernant Kaliningrad ou concernant l'Organisation mondiale du commerce. Tout ce que je peux vous dire, c'est que j'ai bien pris note des observations du Président POUTINE sur ces points. Et je lui ai indiqué que, dès demain matin, je téléphonerai à la Présidence espagnole, à M. AZNAR, pour lui faire part de nos entretiens et des questions posées par la partie russe et lui dire que ces questions devront trouver une réponse de la part de la présidence espagnole, ce dont je ne doute pas, à l'occasion de la prochaine réunion des ministres des Affaires étrangères de Russie et d'Espagne, je le répète présidente de l'Union, qui aura lieu dans quelques jours à Madrid.
QUESTION - Président POUTINE, aujourd'hui, presque tous les médias français ont publié des articles dans lesquels les appréciations de certains aspects de la politique russe sont un peu mal présentés. On voit des caricatures assez méchantes. Quelle est votre position ?
LE PRÉSIDENT POUTINE - Les médias existent pour cela, pour exprimer différents points de vue et je ne crois pas que nous devons bouder ou montrer notre indignation. Je crois qu'il vaut mieux être plus persuasif en ce qui concerne tel ou tel aspect de notre politique qui peut paraître douteux à certains et c'est tout.
QUESTION - Messieurs les Présidents, en ce qui concerne la coopération entre la Russie et l'OTAN, aujourd'hui, on en a parlé mais comment pouvez-vous expliquer cette attitude un peu sceptique de certains dirigeants européens en ce qui concerne la possibilité d'approfondir cette coopération avec la Russie ? Le mécanisme que certains leaders européens ont évoqué n'a pas été soutenu par tous les membres de l'Alliance. Quelle est l'attitude du Président français à cet égard ? Est-ce que vous envisagez des mesures concrètes afin de renforcer ce mécanisme ?
LE PRÉSIDENT POUTINE - Je crois qu'il n'y a rien d'extraordinaire là-dedans. Cette frilosité est normale. Elle ne date pas d'hier et elle a été le résultat de l'opposition de deux systèmes, dont l'Union soviétique incarnait un. Aujourd'hui, rares sont les gens qui comprennent la nature des processus. Il faudra probablement quelque temps pour comprendre que le monde a tellement changé qu'il nous impose une nouvelle architecture dans le domaine de la sécurité. Une architecture qui ferait recours à tous les pays de l'Europe, à tous les pays du monde, pour neutraliser, faire face aux nouveaux défis qui sont ceux d'aujourd'hui. Cela demande du temps et du travail continu à long terme. Nous sommes prêts à un tel travail et je crois que nous sommes compris par nos partenaires. Je suis certain que ces problèmes seront résolus.
LE PRÉSIDENT - La France a été depuis très longtemps un moteur du rapprochement entre la Russie et l'OTAN. Vous vous souviendrez qu'il y a quelques années, nous avons été à l'origine du partenariat Russie-OTAN qui n'a pas été un grand succès mais qui a été un premier pas dans la bonne direction.
Aujourd'hui, la France pense qu'il est plus important que jamais, compte tenu des crises que nous venons de connaître dans le monde, que ce lien soit le plus fort possible. Nous avons donc fait des propositions. Nous les avons faites à nos amis de l'OTAN et nous les avons également faites à Laeken pour qu'il y ait un accord entre l'OTAN et la Russie, dans un Conseil à vingt destiné à évoquer toutes les questions d'intérêt commun, y compris les problèmes de sécurité et de gestion des crises. La France a pris cette position très clairement, pour répondre à votre question.
Alors, je note que cela n'a pas été unanimement approuvé par nos partenaires, c'est vrai, et notamment que nos amis américains ont exprimé, je dirais, des réserves fortes réduisant les possibilités d'un accord à quelque chose de beaucoup plus modeste. Mais la France a pris une position claire, elle est ancienne, et elle continuera à la défendre avec beaucoup de conviction.
QUESTION - Monsieur le Président CHIRAC, vous avez parlé sur tout le monde en détail, surtout sur l'Afghanistan, mais vous n'avez rien dit sur le Proche-Orient. Le Président POUTINE en a dit quelques mots. Je vous demande si vous pouvez dire quelque chose sur le Proche-Orient, sur la situation très, très grave, plus importante que la situation en Afghanistan ?
LE PRÉSIDENT - Je vous rassure tout de suite : si je n'ai pas évoqué le Proche-Orient, j'aurais probablement dû le faire, c'est vrai, nous en avons longuement parlé. D'abord pour déplorer la situation que nous connaissons aujourd'hui, qui est une situation de crise dont on ne voit pas l'issue, alors qu'il nous apparaît que seule la reprise du dialogue, avec pour objectif de trouver un accord dans le cadre de ce qu'avaient été les discussions antérieures, est le moyen de rétablir la sécurité et la paix. Nous sommes donc tout à fait, l'un comme l'autre, je crois que l'on peut le dire, soucieux de la reprise de ce dialogue et déterminés à apporter notre contribution à cette reprise, tout en sachant parfaitement que, dans la situation actuelle, il est difficile de mettre cette politique en oeuvre.
LE PRÉSIDENT POUTINE - Bien sûr nous avons évoqué les problèmes du Moyen-Orient en y attachant l'importance correspondante. J'ai informé le Président CHIRAC de mon entretien téléphonique avec le Premier ministre israélien. Nos représentants et notre Ambassadeur restent en contact permanent avec les dirigeants de l'Autorité palestinienne. Nous en avons parlé aujourd'hui avec le Président français.
Ce qui me reste à vous dire, c'est que je partage son opinion. La seule solution, c'est la reprise du processus des négociations. Il n'y a pas d'autre méthode à proposer. Voyez-vous, je me souviens de l'entretien que j'avais eu avec le Président ARAFAT, j'en ai parlé aujourd'hui au Président CHIRAC. À un moment donné, de ma part comme de la part du Président CHIRAC, nous avons cherché à persuader ARAFAT d'accepter les propositions du Premier ministre BARAK. La réponse était que BARAK ferait mieux de partir puisque cela ne serait pas pire. Je ne suis pas certain aujourd'hui qu'ARAFAT ait la même attitude. J'ai raconté cette histoire à SHARON, afin de prévenir sa position trop ferme à l'égard d'ARAFAT aujourd'hui. Nous savons bien que la vraie diplomatie, c'est la recherche des compromis. Il faut les rechercher et la Russie, en tant que co-parrain du processus de paix, la France, l'Union européenne sont prêtes à y participer, à y contribuer.
QUESTION - On se souvient tous parfaitement qu'après le 11 septembre, ce que la Russie disait au sujet du terrorisme international a été entendu et compris. Mais le temps passe et les doubles standards reprennent. Peut-être la douleur s'est éteinte mais bon...Monsieur le Président, est-ce que vous ne croyez pas que les doubles standards ont repris à l'égard de la Russie ?
LE PRÉSIDENT POUTINE - Qu'est ce que vous entendez par double standard ? La lutte contre le terrorisme international quelque temps après l'attentat à New York, notre lutte contre le terrorisme international en Tchétchénie, on a vu que tout le monde comprenait parfaitement. En Tchétchénie, le terrorisme international est parfaitement présent.
LE PRÉSIDENT - Nous avons bien entendu évoqué également ce sujet, le sujet de la crise en Tchétchénie et le Président POUTINE m'a rappelé les attentats terroristes, dont certains très graves, dont la Russie a été victime en liaison avec la Tchétchénie. Il m'a fait part d'informations, que nous connaissions d'ailleurs, sur les liens existant entre certains individus en Tchétchénie et le réseau Al Qaida.
J'ai redit au Président POUTINE qu'il n'y avait pas deux standards et que la France condamnait tout acte terroriste où qu'il soit, d'où qu'il vienne. Aucune cause ne peut à nos yeux, naturellement, justifier des actes terroristes, aucune cause.
Mais je lui ai dit également sur ce point qu'à mes yeux, c'est ce que nous avions d'ailleurs évoqué lors de nos derniers entretiens en Russie et à Paris, qu'à mes yeux le problème tchétchène ne se résumait pas seulement à l'aspect terroriste et que sa solution justifiait un dialogue politique approfondi, une coopération probablement avec l'OSCE, avec le Conseil de l'Europe, plus de liberté pour les organisations non gouvernementales.
Il y a un peu plus d'un an à Paris, avait eu lieu la réunion entre la Russie et l'Union européenne, en présence du Président POUTINE, et nous avions fait à l'époque un communiqué commun, vous vous en souvenez peut-être, qui avait souligné l'importance de rechercher une solution politique à cette crise. Je crois que ce communiqué reste d'actualité.
QUESTION - Monsieur POUTINE, le Président CHIRAC parlait de la Tchétchénie. Est-ce que vous considérez que vous avez toujours à mener une lutte contre le terrorisme en Tchétchénie ? Les civils qui sont victimes d'exactions de la part de l'armée russe sont-ils vraiment tous des terroristes et souhaitez-vous réellement une solution politique ?
LE PRÉSIDENT POUTINE - Voyez-vous, lorsque nous parlons de double-standard dans les milieux politiques et dans les médias, qui ont recours assez souvent à ce terme, qu'est-ce que nous entendons par là ? Il y a l'Afghanistan par exemple, où agit un groupe criminel, terroriste, Al-Qaida, mondialement connu aujourd'hui et qui était couvert par le régime criminel et terroriste des Taleban. Tout le monde était d'accord pour estimer qu'il faut faire face à cela et tout le monde a soutenu cette lutte. La même Al-Qaida, soit ses représentants, soit d'autres organisations du même genre, existait et agissait sur le territoire tchétchène, en étant couverts par un autre régime criminel par la faute duquel plus de 2 000 personnes kidnappées sur tout le territoire de la Russie se sont retrouvées en Tchétchénie. C'est là que l'on a fusillé dans des rues et sur des places des gens, y compris des femmes, c'est là que l'on a décapité les êtres humains et tout le monde le sait.
Dites-moi quelle est la différence entre ce régime criminel et les Taleban ? Il n'y en a pas, sauf peut-être que le régime tchétchène est encore plus sanglant, et nous sommes en droit de recourir à tous les moyens si les moyens juridiques s'avèrent insuffisants.
Outre cela, je ne peux que confirmer encore une fois que cela a été et reste un problème intérieur de la Russie, que nous allons résoudre. Aujourd'hui nous avons à faire à des terroristes internationaux qui se sont mélangés aux séparatistes tchétchènes, qui sont aujourd'hui difficiles à distinguer, mais c'est un autre problème. Dans le monde et en Europe, y compris en Russie, nous ne soutenons pas les tendances séparatistes. D'ailleurs ce problème se pose non seulement en Russie mais aussi en Turquie, dans d'autres pays, avec la lutte du peuple kurde pour son indépendance. Est-ce que vous l'avez oublié ? Et là il y a 40 millions de personnes. En Europe, il n'y a pas de problème lié au séparatisme, personne ne veut soutenir cette idée et on a raison puisque si on le faisait, en Europe, ce serait le chaos, l'Europe de l'est comme l'Europe de l'ouest.
Le 11 septembre, le monde a frémi puisque vraiment c'était un crime contre toute l'humanité, mais la Russie a frémi, bien avant, lorsque plusieurs centaines de gens ont péri à Moscou et dans d'autres villes, dans des explosions d'immeubles. Je vous assure que le sang des Russes qui ont péri à Moscou est de la même couleur que le sang de ceux qui ont péri à New York dans les tours du World Trade Center. Et même plus, ce sang est de la même couleur, il est rouge, que le sang d'autres gens qui ont péri le 11 septembre ou avant. C'est vraiment un problème et il faut le résoudre sans hystérie mais avec un sentiment de responsabilité devant notre population et devant notre État. Cela ne doit pas être l'objet de troc ou de spéculation.
À la différence d'autres pays dans le monde, la Russie reste ouverte à la Communauté internationale pour résoudre tous les problèmes qui se posent aujourd'hui chez nous. Il est difficile de citer une organisation internationale qui voudrait participer à la solution des problèmes de la Tchétchénie et aurait reçu un refus, c'est la Croix rouge, l'ONU, le Conseil de l'Europe. Aujourd'hui même, une délégation du Conseil de l'Europe travaille en Tchétchénie. Pour résoudre les problèmes de l'avenir politique, évidemment, on ne peut le faire que par des moyens politiques mais pas avec des brigands, pas avec des criminels. Ils doivent soit rester en prison, soit être exterminés et c'est dans cet esprit que nous engageons le dialogue politique avec la population. Mais cela n'affecte point notre lutte contre le terrorisme. Si l'on établit que tel ou tel crime a été commis par des fonctionnaires russes, y compris par des militaires, les mesures seront prises. Plus de 20 personnes ont déjà été accusées et condamnées, le système judiciaire a été restauré en Tchétchénie, d'autres organismes d'État y fonctionnent et cette activité continuera. Merci.
QUESTION - Avez-vous évoqué la situation en Irak et la possibilité du retour des inspecteurs ?
LE PRÉSIDENT - Oui, je vous rappelle que nous avons une position identique, qui s'est exprimée d'ailleurs par le vote d'une résolution au Conseil de sécurité qui a été acquise à l'unanimité le 29 novembre dernier. Cette résolution a donc été votée notamment par la Russie et par la France, plus par les États-Unis et la Chine et l'Angleterre. Nous n'avons pas changé notre position dans ce domaine.
QUESTION - Quand vous étiez à Moscou, la radio "Écho de Moscou" était en voie de liquidation. Maintenant c'est la télévision TV6 qui est en voie de liquidation. Est-ce que, pour la France, l'état de santé de la démocratie russe est un sujet de préoccupation et est-il parfois évoqué dans les entretiens ?
LE PRÉSIDENT - Le Président POUTINE m'a parlé naturellement de l'avancement de l'ensemble des réformes qui sont conduites de façon extrêmement dynamique en Russie et il m'a dit le prix qu'il attachait à l'émergence d'une société civile à la fois libre et diversifiée.
J'ai naturellement salué ces réformes, qui correspondent à l'un des axes forts de la coopération engagée entre nos deux pays, et plus généralement avec l'Union européenne, en faveur de l'établissement d'un état de droit.
J'ai indiqué au Président POUTINE que cette évolution allait de pair avec le pluralisme des moyens d'expression et d'information et je lui ai fait part, à cet égard, de l'émotion que j'ai constatée en France, et que je peux comprendre, à la suite de la fermeture de TV6, intervenue après la fermeture de la chaîne NTV au printemps dernier. Mais il s'agit là, je crois le comprendre, mais le Président va probablement le préciser, d'actes judiciaires.
LE PRÉSIDENT POUTINE - Voyez-vous, la Russie s'est vraiment retrouvée dans une situation très difficile puisque nous sommes en pleine transition. D'ailleurs, les Chinois disent "maudit sois-tu de vivre à une époque intéressante" et c'est la sagesse, la grande sagesse du peuple chinois. La Russie a pas mal de problèmes aujourd'hui mais je ne doute pas que ces problèmes seront résolus. Un de ces problèmes, c'est l'organisation de la société civile et de la presse indépendante, sans laquelle la société civile est impossible. La question est : comment le faire ? Et qu'est-ce que c'est que la presse indépendante? Quelle doit être l'attitude de l'État dans ce processus ?
J'ai parlé aux représentants des médias. Actuellement, quelqu'un qui a volé un sac de pommes de terre ou qui s'est saoulé la gueule, qui a tapé son voisin, c'est un voyou, quelqu'un qui a volé 100 millions de dollars, c'est un homme politique de haut niveau et qui est intouchable. Chez nous, dans le cadre de la Perestroïka et la transition vers le marché, il est apparu des quantités, des quantités de gens comme cela. D'ailleurs, ce sont des gens qui rendent les hommes politiques occidentaux allergiques et qui, chez nous, ont soumis même des mass média à leurs intérêts. Donc là où cela concernait les intérêts de l'État, l'État a cherché à les défendre mais là où le conflit s'engage entre les oligarques, l'État cherche à s'écarter.
Outre cela, si je ne me trompe pas, c'est les dirigeants de la chaîne qui ont adressé au gouvernement une demande de faire révoquer leur licence pour que les journalistes, ceux qui travaillent dans la chaîne, puissent participer à la reprise de ce licenciement. Je connais plusieurs de ces journalistes personnellement, ce sont vraiment parfois des gens de talent et en ce qui me concerne moi, personnellement, je peux vous dire que je ferai tout mon possible pour les soutenir.
QUESTION - Le Président POUTINE a encore une fois exprimé le regret de la partie russe que les échanges économiques ne soient pas à la hauteur de l'excellence des relations politiques et diplomatiques entre nos deux pays. Est-ce que les pouvoirs publics français peuvent répondre d'une manière ou d'une autre à cette presque doléance qui revient quand même assez souvent dans les entretiens bilatéraux ?
LE PRÉSIDENT POUTINE - Voyez-vous, ce ne sont même pas des plaintes, c'est juste la constatation du fait que nous avons des choses à faire, nous avons le champ pour un travail constructif auquel nous n'attachons pas assez d'importance. Peut-être est-ce normal puisqu'il fallait bien sûr commencer par bâtir des éléments de base entre les États, c'est le travail qui a été réalisé pendant ces dernières années grâce à l'aide de Monsieur le Président de la République. Mais il nous reste encore des choses à faire et nous voulons beaucoup que nos relations bilatérales s'inscrivent dans le cadre des relations de la Russie avec l'Union européenne, dans les mêmes directions, qui sont les domaines de coopération entre la Russie et l'Union européenne, par exemple dans le domaine de l'énergie. Des grandes sociétés françaises travaillent sur ce marché, notamment les gisements pétroliers. En ce moment, on examine la possibilité d'investir de 3 à 5 milliards de dollars dans l'exploitation des gisements gaziers et si l'on continue à coopérer et à soutenir nos intérêts nationaux dans les domaines de l'énergie, des hautes technologies, on contribuera ainsi au développement de la coopération multiforme en Europe. Ce ne sont pas des plaintes donc, mais c'est juste le constat qu'il nous reste beaucoup de choses à faire.
QUESTION - Quelle importance attache-t-on dans l'étape actuelle à la coopération culturelle entre la France et la Russie ?
LE PRÉSIDENT POUTINE - Je dois vous dire que c'est, toujours et chaque fois, non seulement utile mais aussi très intéressant de rencontrer le Président français. C'est un personnage important, dans le G8, en Europe aussi, c'est un grand connaisseur, je dirai même un expert, dans plusieurs domaines, notamment en ce qui concerne notre coopération culturelle. Le Président CHIRAC a avancé l'initiative d'organiser ensemble quelques manifestations. Je crois qu'il en parlera lui-même, mais nous soutenons sa proposition. L'avenir culturel entre la Russie et la France est d'ailleurs un sujet tout à fait spécial et je crois pouvoir dire que c'est un sujet dont la Russie et la France peuvent être fières. L'influence culturelle de nos deux pays est très importante et les peuples y ont gagné mais, rassurez-vous, on ne l'oublie pas.
LE PRÉSIDENT - Effectivement, nous avons une coopération culturelle très large et nous avons évoqué deux points particuliers. Le premier, c'est le développement de l'Académie polaire de Saint-Pétersbourg, qui concerne les jeunes de toutes les populations premières de la Russie. Et le deuxième, c'est la réalisation d'une grande expédition polaire franco-russe en 2003 sur le projet initialement présenté par Monsieur MALAURIE et qui permettra d'aller mettre en évidence l'importance capitale sur le plan historique, archéologique et culturel de l'allée des baleines dans le pays Tchouk. Enfin, nous avons évoqué également l'effort important, auquel la France ne manquera pas de s'associer, pour le tricentenaire de Saint-Pétersbourg. La Russie prévoit des fêtes importantes et, naturellement, la France ne manquera pas de s'y associer. Nous avons évoqué aussi quelques autres problèmes culturels
Un dernier point : plusieurs journalistes m'avaient demandé d'évoquer auprès du Président POUTINE la situation du journaliste Grégori PASKO. Je voulais simplement leur répondre, puisqu'ils ont eu la courtoisie de me poser la question, que j'ai effectivement évoqué le problème de Monsieur PASKO avec le Président POUTINE.
QUESTION - Je voulais savoir en quelle langue vous parliez avec le Président POUTINE quand vous faites un aparté comme vous en avez fait une fois ou deux ?
LE PRÉSIDENT - Je parle avec le Président POUTINE en français, ceci pour être sûr qu'il me comprenne et par l'intermédiaire d'un interprète.
LE PRÉSIDENT POUTINE - En ce qui concerne Monsieur PASKO, je ne veux pas que l'on m'accuse d'oublier ce problème, c'est un problème de nature purement juridique, en fait j'en connais pas les détails mais, d'après les informations que j'ai, Monsieur PASKO est accusé d'avoir remis des documents classés secrets au représentant d'un État étranger et ceci pour une rémunération. Ce fait n'est pas contesté, même par les avocats de Monsieur PASKO, bien que je ne connaisse pas les détails précis mais le fond de l'affaire est clair. Le contenu des documents n'est plus d'importance étatique mais, dans une question de procédure, je ne me crois pas en droit de faire une ingérence dans la procédure judiciaire. Si on prend cette voie, comment pourra-t-on parler d'un État de droit en Russie puisque, chez nous comme dans n'importe quel autre pays qui se prétend démocratique, il existe un partage des compétences entre les différentes branches du pouvoir et que le pouvoir judiciaire est absolument indépendant ?
Mais, si un recours en grâce était porté au niveau présidentiel, conformément à la procédure judiciaire qui existe et qui donne cette possibilité, il serait examiné. En ce qui concerne plus largement le problème du pouvoir judiciaire chez nous, je crois qu'il est plus proche de la France que de n'importe quel autre pays. On peut l'aimer ou non, mais les juges décident comme bon leur semble, bien que certaines de leurs décisions puissent être mal vues par tel ou tel côté, par telle ou telle partie. Comme par exemple dans l'affaire de la citoyenne russe, Mme ZAKHAROVA, à qui on a refusé le droit de parler avec sa fille dans sa langue natale. On lui refuse la possibilité de visiter l'église orthodoxe. Nous en avons parlé avec le Président CHIRAC. Il n'a pu que hausser les épaules en disant que les juges sont indépendants, peut être qu'ils ont des raisons. Moi, j'ai du mal en fait à voir quelles peuvent être ces raisons mais je comprends que le pouvoir exécutif ne peut pas influencer le pouvoir judiciaire. Nous allons poursuivre notre travail par des canaux diplomatiques pour que ces problèmes soient résolus non seulement dans le cadre de la législation mais aussi selon les règles du bon sens.
Merci. |