Discours prononcé par M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de l'ouverture des troisièmes rencontres de la conférence permanente des comités d'éthiques européens
Maison de la Chimie, Paris - Lundi 12 janvier 1998
Monsieur le Secrétaire Général du Conseil de l'Europe,
Monsieur le Président du Comité National d'éthique, Cher Maître,
En consacrant les troisièmes rencontres de la conférence permanente des comités d'éthique européens aux aspects éthiques des choix de santé, vous avez, je crois, retenu un thème essentiel pour l'avenir de nos sociétés.
Après Madrid en 1992 et Stockholm en 1994, Paris vous accueille. C'est pour moi l'occasion de marquer toute l'importance que j'attache à la réflexion éthique, notamment dans sa dimension internationale.
Les applications médicales du progrès scientifique ne cessent de s'étendre, que l'on pense à l'imagerie médicale, aux thérapies géniques, à la médecine prédictive, aux greffes, ou encore à l'assistance médicale à la procréation. Les chercheurs et les médecins, mais aussi les gestionnaires de nos systèmes de soins et d'assurance-maladie, sont confrontés à des problèmes éthiques de plus en plus complexes. Ils ne peuvent les résoudre seuls. Le devoir des responsables politiques, éclairés par la réflexion éthique, est de créer les conditions d'un bon usage du progrès médical et d'un accès de tous aux meilleurs soins.
Au cours du siècle qui s'achève, l'humanité a vécu les plus grands bouleversements de son histoire. Les innombrables progrès de la biologie et de la médecine ont réduit la mortalité infantile, doublé l'espérance de vie, ouvert la voie au traitement de maladies autrefois incurables. Le développement économique et social a créé des conditions de vie nouvelles auxquelles aspirent tous ceux, nombreux dans le monde, qui n'y ont pas encore accès. Nous communiquons et nous nous déplaçons à travers les continents avec une facilité jamais égalée.
Cependant, nous pouvons nous demander si, en possession de tous ces bienfaits, l'homme a su créer plus de justice, apporter plus de paix, agir avec plus de sagesse. Car notre siècle n'aura été épargné par aucun des grands fléaux de l'histoire, qu'ils viennent de la nature ou de l'homme. Que l'on pense aux guerres ou aux génocides, nos contemporains les auront même subis avec toute la démesure dont ils se sont donnés scientifiquement les moyens.
Pourtant, les rapports entre science et morale avaient depuis longtemps été explorés, par les philosophes, par les théologiens. Que l'on songe au Livre de la Genèse ou au mythe de Prométhée, ils sont au coeur des récits les plus anciens. De la maîtrise du feu à la découverte de l'atome, nos savoirs n'ont cessé de démontrer leur ambivalence. Mais les percées scientifiques de notre temps soulèvent, pour la conscience des hommes, des interrogations nouvelles, qui engagent l'avenir même du genre humain. Notre monde s'est en effet doté d'une puissance de destruction sans précédent, d'un pouvoir inégalé sur la nature et d'une capacité d'eugénisme inconnue jusqu'alors. La question de la maîtrise et des finalités du progrès scientifique se pose donc dans des termes renouvelés et avec plus d'acuité que jamais, singulièrement dans le domaine biomédical.
Qu'on me comprenne bien ! Une société qui rejetterait la science ne pourrait plus ni faire reculer la maladie, ni allonger l'espérance de vie, ni améliorer les conditions d'existence des hommes. Elle renierait de ce fait la force et la réussite de notre civilisation depuis la Renaissance. Le progrès scientifique reste aujourd'hui porteur d'immenses espérances. Il ne va jamais assez vite pour ceux qui attendent de lui une réponse à des aspirations vitales.
De nouvelles avancées médicales sont d'autant plus nécessaires que l'évolution de nos sociétés a fait apparaître de nouveaux risques pour la santé. Les douloureuses perturbations de la mémoire ou du comportement, associées au vieillissement, accablent un nombre croissant de malades. Le cancer n'est pas vaincu. Le paludisme et la malaria font chaque année des millions de victimes. De nouvelles maladies se sont répandues à commencer par le sida.
Ce n'est certainement pas en vivant dans la crainte du progrès que nos sociétés trouveraient les moyens de combattre la souffrance, d'apaiser leur appréhension face à l'avenir, et de satisfaire leur soif de sens.
Le souhait de tous serait évidemment d'atteindre un succès thérapeutique total avec un risque nul. Mais il n'y a pas d'innovation sans risque. Et ne pas innover, ce serait prendre encore plus de risques. Un problème éthique majeur se trouve ainsi posé. Quel niveau de risque notre société doit-elle accepter qui laisse le savoir biomédical libre d'avancer ?
La recherche doit être encouragée. Son dynamisme est le témoignage le plus sûr de la vitalité d'une société moderne. Au coeur de la vie d'une nation, elle est source intarissable d'innovations.
Encore faut-il que des garanties efficaces puissent jouer pour que le progrès scientifique soit exclusivement mis au service de l'homme, dans le respect de sa dignité, de son identité et de son intégrité, sans jamais être détourné des fins que nous lui assignons.
C'est précisément le rôle du droit et de l'éthique que d'y veiller.
Nos lois relatives à l'éthique biomédicale ont été adoptées en juillet 1994, après un travail législatif, je parle de la France, qui s'est étendu sur deux législatures. Comme toutes les grandes lois de la République, elles avaient été précédées par un long débat national, lui-même préparé et éclairé par de nombreux travaux. Je pense, bien sûr, aux avis de notre comité consultatif national d'éthique, présidé d'abord par le Professeur Jean Bernard, puis par le Professeur Changeux. Mais il y eut aussi l'étude que, Premier ministre, j'avais demandée en 1986 au Conseil d'Etat, puis le très remarquable rapport de Mme Noëlle Lenoir, et enfin la mission parlementaire confiée au Professeur Mattéi. Ces matières demandent en effet du temps, de la prudence, de l'écoute, un grand discernement, beaucoup d'humanisme. Juristes, médecins, chercheurs, philosophes, représentants des autorités religieuses et des grands courants de pensée, tous ont confronté leurs points de vue et cherché à dégager des solutions respectueuses des valeurs de notre société et conformes à l'état des connaissances.
Sur de nombreuses questions, un consensus -comme on dit aujourd'hui- a été trouvé ; sur d'autres, non. Dans un domaine qui engage nos convictions les plus profondes, il n'y a pas lieu de s'en étonner. Le Parlement a dû prendre ses responsabilités. Il a aussi fait la part de ce qui relève, en conscience, des choix individuels.
Si ambitieuse que soit notre législation, elle s'est aussi voulue modeste et évolutive pour pouvoir s'adapter aux changements rapides des données scientifiques.
Nos lois seront réexaminées en 1999. Pour que cette échéance soit respectée, il faut qu'elle soit dès maintenant préparée et que les travaux nécessaires soient lancés. Je souhaite qu'un cadre soit défini pour entendre de nouveau les personnalités dont le savoir, la pensée et l'expérience permettront de continuer à garantir la primauté de la personne humaine dans tous les progrès de la recherche et de la pratique médicales.
Mais au-delà des législations nationales, c'est au niveau international que nous avions besoin de poser des principes rigoureux, tant en ce qui concerne les recherches que la mise en oeuvre des découvertes à venir. On ne résoudra rien en interdisant certaines pratiques dans un pays si les chercheurs et les médecins peuvent les développer ailleurs. C'est bien au niveau international qu'il faut interdire le clonage et les manipulations génétiques susceptibles d'altérer les caractères de l'espèce humaine. Adoptée en novembre 1996 sur la base des travaux du comité directeur pour la bioéthique du Conseil de l'Europe, la Convention sur les droits de l'homme et la bio-médecine a montré la voie en protégeant l'être humain dans sa dignité et son identité et en affirmant que la protection de la personne doit prévaloir sur le seul intérêt de la société ou de la science. Je souhaite qu'elle soit bientôt ratifiée par la France, qui signera aujourd'hui même le protocole additionnel sur le clonage.
J'ai souligné le rôle essentiel du comité directeur pour la bioéthique du Conseil de l'Europe dans la rédaction de cette convention. J'ai dit aussi toute l'importance des travaux du comité français dans l'élaboration des lois de 1994. Dans tous vos pays, les instances que vous représentez ont ouvert la voie à l'évolution du droit et de la jurisprudence. De la même façon, la mise en place auprès de la Commission européenne d'un groupe européen d'éthique aux compétences élargies sera le gage d'une meilleure prise en compte de la dimension éthique dans la préparation des textes communautaires. Cette initiative répond à une très forte préoccupation des peuples de l'Union européenne.
Toutefois, au-delà de l'Europe, il fallait sans doute préparer un consensus international, tant il est vrai que limiter l'encadrement éthique à une seule partie du monde, je le répète, ne saurait prémunir l'humanité de dérives toujours possibles. C'est à un tel consensus qu'a pu parvenir le Comité international de bioéthique de l'UNESCO à travers la Déclaration Universelle sur le génome humain et les droits de l'Homme que l'ensemble des Etats a eu la sagesse d'approuver le 11 novembre dernier.
C'est ainsi que l'on empêchera des dérives aussi inquiétantes que celles qui viennent d'être publiquement envisagées aux Etats-Unis.
Mais, vous le savez bien, les règles de l'éthique biomédicale, aussi nécessaires soient-elles, ne permettent pas à elles seules de garantir le bien-fondé des choix de santé. Une autre préoccupation est d'orienter ces choix en fonction de l'évolution des besoins, de veiller à l'efficacité de nos systèmes de soins pour que diagnostics, traitements, prévention prennent continuellement en compte les progrès de la recherche au plan mondial, et plus largement d'assurer l'accès de tous à la santé et au progrès médical.
C'est quotidiennement que des choix de santé doivent être faits. Comment rationaliser ces choix, comment déterminer des priorités ?
Le premier objectif à atteindre est évident : faire reculer la mort, gagner en quantité de vie, si j'ose dire. Cela se mesure simplement, en nombre d'années pour l'individu, en espérance de vie pour la population : 81 ans pour les femmes, 73 pour les hommes, les progrès enregistrés dans nos pays ont été considérables ! On peut sans doute espérer gagner encore quelques années, grâce à de nouvelles conquêtes contre la maladie. Mais, désormais, au delà de la poursuite de ce premier objectif, nous devrons aussi orienter plus nettement le progrès médical vers une meilleure qualité et une plus grande dignité de vie, et vers une autonomie accrue des personnes aux derniers âges de leur existence. Ce qui est en jeu, en réalité, c'est l'évolution des finalités de la médecine. Ce problème devient crucial.
Un deuxième objectif, au moins aussi important que le précédent, est d'assurer l'égal accès de tous aux progrès médicaux et aux techniques de soins les plus performantes.
Aujourd'hui, chacun considère à juste titre avoir droit à la santé. En France, ce droit est même reconnu depuis un demi-siècle par la Constitution. Corrélativement, il existe un devoir de l'Etat d'assurer à tous l'accès aux soins et de veiller à la répartition équitable des ressources de santé. Bien sûr, alors que l'espérance de vie et le coût croissant des technologies médicales pèsent dans le sens d'une augmentation continue des dépenses, la progression des ressources consacrées à la santé ne peut être illimitée.
Face à cette contradiction, la diffusion du progrès médical exige de tous les acteurs du système de soins et des assurés sociaux eux-mêmes plus qu'une prise de conscience, déjà largement engagée, une véritable prise de responsabilités, civique et éthique. Chaque examen indiqué, chaque médicament prescrit, chaque acte pratiqué doivent être réellement nécessaires à la santé du malade, qu'il s'agisse de l'hôpital public ou du secteur libéral. C'est ainsi qu'une maîtrise médicalisée des dépenses de santé fondée sur l'évaluation des pratiques portera ses fruits et libérera des ressources nouvelles, assurant à tous les meilleurs soins. C'est tout le sens de la réforme engagée en France voici deux ans. L'optimisation des systèmes de santé constitue en effet la première garantie d'une diffusion rapide des avancées de la médecine.
Il faut aussi assumer des choix clairvoyants dans la mise à disposition de nouvelles techniques et de nouveaux médicaments. Toute nouveauté n'est pas bonne à prendre. Une découverte très récente ne doit pas nécessairement être diffusée s'il est démontré que des traitements plus anciens, moins coûteux et de même effet suffisent. En revanche, de nouvelles thérapies reconnues comme efficaces, alors qu'aucun autre traitement n'existe, devront être utilisées immédiatement, fut-ce à un coût élevé. L'exemple des multithérapies du sida est présent à tous les esprits. Les nouveaux traitements ont été très rapidement mis à la disposition des malades français. En décembre dernier à Abidjan, j'ai dit ma conviction qu'il fallait également rendre ces traitements accessibles aux malades des pays en développement, notamment grâce à la création d'un fonds de solidarité thérapeutique. Sur la proposition de la France, le dernier Conseil européen de Luxembourg s'est engagé dans cette voie. Toujours à la demande de la France, le prochain sommet des grands pays industrialisés le G7/G8 devra également se prononcer.
Au delà de l'exemple du sida, l'enjeu éthique central de la santé est de faire en sorte que l'allocation des ressources, tant scientifiques que financières, se fasse avec plus de justice, non seulement à l'échelle de la nation ou de l'Europe, mais aussi à l'échelle du monde.
Monsieur le Secrétaire Général,
Monsieur le Président, Cher Maître,
La place prise par la réflexion éthique dans nos sociétés est l'un des phénomènes marquants de notre époque. La science est riche de promesses, mais elle est porteuse de risques. Le retour en force de l'éthique témoigne que nous sommes entrés dans une ère d'incertitudes, génératrice d'anxiété. Chaque progrès de la connaissance fait surgir de nouvelles interrogations. Elles incitent à l'humilité autant qu'à la prudence. En permettant d'appréhender dans un cadre pluraliste et multidisciplinaire les conséquences humaines, sociales et économiques des grands choix de santé, la démarche éthique qui, par essence est une démarche démocratique, contribue à guider la progression de la recherche médicale et à orienter ses applications. " Ce qui nous est confié, écrivait Paul Ricoeur, est infiniment fragile ". La démarche éthique peut nous permettre de le transmettre intact aux générations futures et d'élargir encore le champ des conquêtes de la médecine. Je ne doute pas, Mesdames et Messieurs, que vos travaux y contribuent.
Je vous vous remercie.
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