ALLOCUTION DE M. JACQUES CHIRAC,
PRESIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
A L'OCCASION DE SA VISITE AU FORT NEUF DE VINCENNES
LORS DE LA PREMIERE JOURNEE D'APPEL
DE PREPARATION A LA DEFENSE
_______
Fort Neuf de Vincennes - Samedi 3 octobre 1998
Messieurs,
Je suis heureux de vous saluer. Quand je dis que je suis heureux de vous saluer, ce n'est pas une simple affirmation de politesse. Je le disais à l'instant à Monsieur le Ministre de la Défense, M. RICHARD, c'est pour moi un instant où il y a un peu d'émotion ; je vais vous dire pourquoi.
Vous êtes la première classe d'âge qui ne fera pas de service militaire. C'est une décision que j'ai prise, il y a deux ans, après une vraie réflexion et un vrai débat. Après tout, le service militaire c'est une vieille tradition nationale, il était plus que centenaire. Il y avait toutes sortes de raisons à cela, notamment la nécessité d'avoir une armée nombreuse et donc d'avoir des jeunes formés aux combats, à l'utilisation des armes de l'époque.
On pouvait s'interroger sur la nécessité de poursuivre dans cette voie. Il y avait naturellement des critiques, il y avait beaucoup de jeunes qui se disaient qu'ils perdaient un peu leur temps, d'autres qui étaient satisfaits. Mais il y avait surtout ceux qui, dans notre pays, disaient : "le service militaire c'est nécessaire pour la cohésion nationale, c'est un moyen de mettre ensemble les garçons issus de milieux et d'origines géographiques, culturelles, sociales différents et de faire en sorte qu'ils se connaissent, qu'ils soient ensemble" et ce que l'on appelait la fraternité des casernes était considérée par beaucoup comme un élément important de la cohésion nationale. Cet argument était celui de beaucoup de conservateurs. Les conservateurs ont toujours des arguments forts, il faut en tenir compte. D'autre part, il m'était apparu que tout cela, au fond, appartenait un peu à une conception dépassée de la défense, et faisait peser au total sur les jeunes une contrainte obligatoire et excessive qui n'était pas justifiée, ou qui ne l'était plus.
L'armée moderne n'est naturellement pas celle dont on avait besoin en 1914 ou 1939, ou même après, au moment des guerres de décolonisation en Algérie ou autres. Tout cela justifiait que l'on passe 1 an ou 2, voire plus, de service militaire, parfois 3 ans au début du siècle, 2 ans et demi pendant la période de la guerre d'Algérie pour certains.
L'évolution des choses mettait cela en cause. L'évolution, c'était d'abord l'installation de la paix en Europe. Et cela a été une grande réforme, à partir du moment où l'on a lancé la construction européenne : nous n'avons plus été menacés sur nos frontières. Il fut un temps où nous devions pouvoir opposer un barrage de poitrines aux poitrines allemandes qui risquaient de s'avancer chez nous, il fallait encore beaucoup d'hommes. La construction européenne a fait disparaître cette menace. Nous ne sommes plus menacés à nos frontières : on n'imagine pas l'Allemagne attaquant la France, on ne l'image plus. Donc, en toute hypothèse, la menace s'était éloignée.
Il y avait aussi, naturellement, l'armement qui avait beaucoup changé, les techniques militaires qui s'étaient profondément transformées. Aujourd'hui, une opération militaire -la guerre le cas échéant- mobilise des hommes et des femmes qui ont une très haute compétence, qui sont aptes à utiliser des moyens extraordinairement sophistiqués, qui sont totalement disponibles et prêts à faire mouvement immédiatement et qui n'ont besoin d'aucune formation préalable pour le faire.
C'est donc un autre type de besoin que nous avons et qui ne correspond plus au service militaire tel qu'on le concevait avant. C'est donc une armée professionnelle qu'il nous faut, c'est une armée de métier, ce sont des vrais professionnels.
A partir de cette réflexion, j'ai pensé que finalement, quels que soient les arguments, de nature sociale ou nationale qui plaidaient en faveur du service militaire, ce n'était plus adapté et j'ai décidé de le supprimer. Mais la suppression du service militaire, cela ne veut pas dire la suppression de tout lien entre la jeunesse et l'armée. Il faut que les jeunes sachent ce que c'est que leur armée. Il faut que vous le sachiez, parce que vous êtes dépositaires de l'avenir. On s'imagine que tout va bien, qu'il n'y a plus de problème. Quand on est né dans les années 1980, on a toujours connu la liberté, la démocratie, les embêtements de la vie, les problèmes, le chômage, ou d'autres choses, mais on a pas connu la guerre, naturellement. Vos grands-pères l'ont connue, pas vous. Cela ne vous dit rien, et pourtant c'est en permanence une menace. La France a des intérêts dans le monde, elle doit le cas échéant les défendre, et il faut que la France puisse apporter sa contribution militaire pour permettre de maintenir la paix ici où là, ou pour permettre de sauver des vies quand c'est nécessaire.
Lorsque la Bosnie s'engage dans une opération suicidaire, qui fait des quantités de morts, il faut que la France, comme d'autres, puisse aller maintenir un peu l'ordre pour éviter les carnages. C'est la même chose aujourd'hui, peut-être -on ne sait pas, j'espère que non- dans le Kosovo. Et tout cela, c'est aux portes de l'Europe, c'est à moins de deux heures de chez nous en avion.
Lorsqu'il y a des problèmes, hélas, en Afrique et cela arrive même si l'Afrique est sur la bonne voie, il faut que nous ayons la possibilité, en quelques heures, d'aller récupérer des Français ou des ressortissants d'autres pays qui sont là-bas et qui sont menacés dans leur vie, et qu'il faut extraire très rapidement. Cela demande une armée qui soit non seulement capable et équipée, mais qui soit aussi connue, respectée et aimée. D'où, naturellement, l'idée que les jeunes doivent connaître leur armée, doivent savoir ce qu'elle est, et quand je dis les jeunes c'est en réalité aujourd'hui les garçons comme les filles.
Alors pour le moment et pour des raisons matérielles, techniques, les filles ne sont pas soumises à la même obligation que les garçons, mais dès 2000, le temps de mettre les choses en place, les garçons et les filles seront sur le même pied, auront les mêmes droits et devoirs, les mêmes obligations. Ce sera de ce point de vue une bonne chose, parce qu'il n'y a aucune raison que la prise de conscience des problèmes de la Défense, notamment de la défense de nos intérêts, de nos valeurs, de la liberté, de la dignité de l'homme, de l'égalité, il n'y a aucune raison qu'elle ne soit pas défendue de la même façon par les filles et par les garçons.
Cette nouvelle armée, il faut en gros que vous sachiez ce que c'est. Elle ne vous demande pas d'obligation, ou très peu. Elle vous demande de venir passer une journée. C'est une journée d'information, de mobilisation, qui est de nature à vous permettre d'apprécier le cas échéant les choses et, pour ceux que cela intéresse, de les approfondir. Alors elle ne vous demande pas d'obligation, mais en revanche elle vous ouvre des possibilités importantes, et ne les sous-estimez pas, et pour en profiter, il faut les connaître.
Il y en a probablement parmi vous, ou parmi tous ceux qui se présenteront aujourd'hui pour la journée d'information, qui voudront être militaires. C'est un superbe métier, noble s'il en est. Ceux-là par conséquent ont besoin de savoir comment l'on fait si l'on veut s'engager dans cette voie. Il y a aussi ceux qui, pour des raisons personnelles, ou parce qu'ils ont le coeur à cela, veulent se consacrer pendant quelques temps -un an, un an et demi- à des tâches, je dirais généralement humanitaires au sens large du terme, qu'elles soient militaires ou qu'elles soient civiles, à apporter leur concours à l'éducation nationale pour apprendre à des gamins défavorisés à lire ou à écrire, pour faciliter la préservation de l'environnement, pour lutter contre les incendies, pour servir dans des unités chargées de maintenir la sécurité des personnes et des biens, je pense à la gendarmerie ou à d'autres domaines. Bref, il y en a certainement qui seront intéressés par l'idée de consacrer un an, un an et demi de leur coeur, de leur générosité à d'autres, dans ces domaines civils ou militaires, qui très largement peuvent être appelés des domaines humanitaires.
J'ajoute que pour eux, ce sera aussi la possibilité d'acquérir une expérience, et parfois un métier, et de sortir de cette période avec la possibilité ou la capacité d'exercer un métier qu'ils auront appris. Il y aura ceux qui s'intéressent à l'armée, sans vouloir en faire leur métier. L'armée aura besoin de réservistes, beaucoup moins qu'avant, alors il y en a peut-être qui veulent ou qui voudront, parce que cela les intéresse, acquérir le minimum de connaissances leur permettant d'être versé dans ce que l'on appelle "les réserves" et le cas échéant d'être réservistes.
Je ne veux pas entrer dans le détail, vous aurez toute la journée pour en entendre parler, mais l'objectif de cette journée est de vous faire comprendre que l'armée est l'une des institutions les plus nobles et les plus nécessaires de la Nation et qu'il faut la connaître. Parfois on a un peu tendance à la critiquer, sans savoir. Il faut la connaître parce qu'elle fait des choses formidables, notamment, je le répète, dans le monde moderne sur le plan humanitaire et enfin parce que c'est le dernier rempart de notre sécurité, de nos libertés, de nos intérêts, si par hasard les choses vont mal. Alors elle mérite d'être respectée, elle a droit au respect. Mais encore faut-il savoir pourquoi et c'est cela que l'on va vous dire.
D'autre part, on veut vous ouvrir les voies et les possibilités que, directement ou indirectement, cette armée peut vous donner et enfin vous rappeler quels sont les principes que nous avons en commun, les principes de solidarité, les principes de respect de l'homme, de sa dignité, de l'égalité des uns et des autres, et tout cela est également important.
Voilà. J'ai dû certainement oublier des choses importantes, mais on veut vous dire quels sont vos droits et aussi quels sont vos devoirs à l'égard de la Nation, et cette journée est consacrée à cela. Je souhaite qu'elle soit pour vous intéressante, qu'elle vous apprenne des choses, qu'elle vous ouvre des perspectives, qu'elle vous donne davantage conscience de vos droits mais aussi de vos devoirs.
Je termine en souhaitant surtout, quelle que soit la voie que vous emprunterez et les conclusions que vous tirerez de cette journée, je vous souhaite surtout bonne chance et bon vent. |