Allocution de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, à l'occasion de l'ouverture du "Fortune Global Forum 2000".

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Versailles, Yvelines, le mercredi 14 juin 2000

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs,
Je suis heureux que " Fortune-Global Forum 2000 " ait choisi la France pour évoquer les multiples facettes de la nouvelle économie en Europe. Heureux de vous retrouver dans ce cadre historique et heureux d'avoir le soleil pour vous accueillir,
Monsieur le Président.

A première vue, il peut paraître étrange d'aborder la révolution introduite par internet, la télévision numérique, le téléphone mobile dans des lieux aussi ancrés dans l'histoire. Mais après tout, l'anachronisme est moins grand qu'il n'y paraît. Si nous devons embrasser résolument la modernité et les grandes évolutions technologiques, être ouverts à l'innovation et profiter du puissant mouvement de mondialisation, nous ne devons pas renoncer à ce qui fait la spécificité, la diversité, la richesse et la cohésion de nos sociétés.

Vous vous réunissez à un moment où l'Europe et la France connaissent une mutation accélérée de leurs économies. Celle-ci trouve son origine dans la combinaison de plusieurs éléments. Une croissance retrouvée d'abord, une croissance qui est déjà solide et qui a toutes les chances de perdurer, pour peu que l'Europe sache libérer ses énergies et encourager la création sous toutes ses formes. Le dynamisme qu'entraîne l'approfondissement du marché unique européen ensuite, et qui favorise l'euro, facteur de transparence des coûts et de décloisonnement économique. L'essor et la diffusion des technologies de l'information, enfin.

Le terme de " nouvelle économie " qui est désormais couramment employé est ambigu car les transformations économiques qui nous touchent ne concernent pas seulement les entreprises de technologies nouvelles. A mes yeux, la nouvelle économie c'est en réalité la capacité d'innover, de créer de nouveaux produits, d'explorer de nouveaux marchés, de trouver de nouvelles sources de compétitivité en utilisant tous les moyens appropriés, y compris l'internet et le commerce électronique. Ce mouvement concerne toutes les entreprises dans tous les secteurs, qu'ils possèdent un fort contenu technologique ou non, dans l'industrie comme dans les services. Demain, il n'y aura plus une catégorie spécifique, la " net entreprise ", toute l'économie sera en réseau. Désinflation, dématérialisation, désintermédiation sont aujourd'hui les mots clés de cette économie fondée sur la connaissance. La numérisation des données et la puissance de calcul des ordinateurs réduisent considérablement les coûts d'acquisition, de stockage, de traitement et de transmission de l'information. C'est une source nouvelle de productivité pour les entreprises. Dans des économies où la part des services est prépondérante, la baisse du coût de l'information se propage à toutes les activités pour le plus grand bénéfice des consommateurs et donc de la croissance. Dématérialisation des transactions, création de nouvelles places de marché où tout se vend et s'achète, désintermédiation ou plutôt émergence de nouveaux intermédiaires, remise en cause de situations acquises, des secteurs entiers de l'économie traditionnelle doivent repenser leurs méthodes, leur organisation, leurs modèles économiques et promouvoir de nouvelles valeurs. Je pense tout particulièrement aux métiers de l'assurance, de la banque, au commerce traditionnel bien sûr, mais aussi aux services publics qui doivent s'adapter à de nouvelles exigences, parfois de concurrence, toujours de transparence, d'efficacité et d'accessibilité.

L'Europe en général et la France en particulier me paraissent offrir un terrain exceptionnellement favorable au développement de ces technologies. D'abord en raison du potentiel scientifique de notre département, de notre continent, qui dispose déjà d'une large expertise dans des secteurs aussi cruciaux que la téléphonie mobile, la carte à puce ou la télévision numérique dont on sait qu'ils seront au coeur de l'internet de la nouvelle génération. Ensuite parce que l'Union européenne forme un marché unifié de 350 millions de consommateurs. Ce marché donne aux entreprises européennes la taille critique dont elles ont besoin pour amortir leurs investissements et jouer un rôle sur la scène mondiale. Par la concurrence accrue qu'il impose, il constitue une formidable incitation à innover. Chaque économie européenne est ainsi conduite à s'aligner sur ce que chacune d'entre elles a de plus performant et de meilleur, enclenchant un cercle vertueux bénéfique à la croissance. Les responsables politiques de l'Union européenne sont décidés à soutenir ce mouvement de mondialisation de nos économies. Nous l'avons affirmé lors du récent Conseil européen de Lisbonne où nous avons établi en quelque sorte le " plan de travail " européen pour les années à venir.

L'Europe ne repose pas seulement sur la mise en commun d'un passé, si prestigieux soit-il, mais d'abord sur la préparation de notre avenir. Elle est, pour chacun des pays qui y participent, une " frontière ", au sens américain du terme, c'est-à-dire un espace de conquête et de mouvement, une incitation permanente à progresser dans l'affirmation d'un modèle culturel, économique et social. La France, je crois, est bien armée pour tenir toute sa place dans ce mouvement. Aujourd'hui, l'usage des technologies de l'information explose : bientôt 25 millions de Français, presque un sur deux, seront équipés d'un téléphone portable et nous dépasserons probablement le chiffre de 10 millions d'internautes d'ici la fin de cette l'année. Nos entreprises sont " en ligne ", elles ont généralement rénové leur système d'information, elles se sont lancées dans le commerce électronique inter-entreprises ou grand public.

D'ici quelques mois, nous aurons mis fin au monopole de notre opérateur historique de télécommunications sur les communications locales, ce qui devrait avoir pour conséquence la baisse des coûts des communications téléphoniques et de l'accès à l'internet, ainsi que la diffusion de l'internet haut débit dans toutes les régions de France. C'est une réforme indispensable. Ainsi, pour les trois prochaines années, est-il possible d'espérer la création de quelque 500.000 emplois nouveaux en France dans le secteur des technologies de l'information. L'impact sur la croissance française pourrait être de l'ordre de 1,5 à 1,8 points de croissance supplémentaire par an. C'est le signe de la vitalité de l'économie française. Depuis quinze ans les efforts entrepris pour corriger les archaïsmes et les rigidités ont été considérables. Nos entrepreneurs sont respectés, ils ont un grand talent.

Plusieurs sont présents ce soir et je les salue amicalement. Ils ont remarquablement maîtrisé leurs coûts de production, amélioré la qualité de leurs produits et ils participent sans complexe à la compétition mondiale en y occupant des places fortes. Notre formation des hommes est appréciée et de qualité. Notre modèle social évolue tout en continuant de s'appuyer sur un haut niveau de garanties et de prestations. C'est sur ce socle solide que de nombreuses sociétés internationales ont fait le choix de s'implanter en France, comme en témoigne la vigueur de l'investissement étranger dans notre pays. Et je saisis cette occasion pour dire à tous ceux qui souhaitent se développer en Europe qu'ils sont les bienvenus en France. Trop souvent cependant, la France est encore présentée comme protectionniste alors que la France est le 4e exportateur et 4e importateur mondial, elle a, évidemment, de ce fait, tout à gagner à l'ouverture et au développement des échanges.

C'est pourquoi je souhaite que l'Organisation mondiale du commerce soit renforcée afin d'être en mesure de lancer une nouvelle négociation globale et équilibrée.


La vague de croissance et de modernisation que nous vivons ne constitue toutefois nullement un acquis. Pour en bénéficier pleinement, nous devons savoir encourager l'innovation. Nous avons encore beaucoup à faire pour que la nouvelle économie prenne pleinement son essor. Les marchés financiers sont indispensables à son éclosion pour financer les investissements et garantir les risques qu'elle implique. En même temps, la traduction boursière de la nouvelle économie peut susciter des interrogations. C'est aujourd'hui le défi principal des responsables monétaires et financiers de limiter les excès auxquels elle peut donner lieu, sans toutefois casser la dynamique positive qu'elle suscite. L'enjeu est important pour notre croissance immédiate mais aussi pour l'équilibre de notre système économique qui pourrait être affaibli par des chocs financiers mal maîtrisés.

Le grand marché unique européen, où biens et services, hommes et capitaux, circulent librement, a vocation à être l'un des lieux privilégiés du développement du commerce électronique. C'est pourquoi les Etats-membres de l'Union se réuniront dans les jours prochains à Feira au Portugal pour adopter le plan " e-Europe " qui déploie un programme ambitieux d'actions communes, aussi bien dans le domaine de la formation des hommes que dans celui de l'ouverture à la concurrence du secteur des télécommunications ou du soutien aux entreprises innovantes. Pour encourager l'essor du commerce électronique, l'Europe s'attache également à promouvoir la confiance et la sécurité sur les réseaux. Notre directive sur la protection des données personnelles, née d'une longue tradition de protection de la vie privée, dans les fichiers informatiques, est à cet égard exemplaire.

Par ailleurs, la sécurité des transactions dans le cyber-espace doit être pleinement assurée contre les risques de fraudes de toute sorte. La France fait partie des pays qui souhaitent qu'une corégulation se mette en place autour de trois principes : responsabilité des acteurs privés, qui sont les premiers intéressés à ce que l'internet reste un espace de liberté et d'échange pacifié ; intervention subsidiaire de l'Etat, pour informer les consommateurs, encourager les démarches de certification des sites, favoriser les médiations ; responsabilité exclusive des pouvoirs publics, pour sanctionner, enfin, les comportements illicites. Les dérives doivent être combattues, mais elles ne doivent pas conduire à l'instauration de réglementations figées, qui paralyseraient l'innovation et retireraient au réseau son caractère d'espace de liberté. S'il est impossible de prévoir les effets de la révolution économique que nous vivons, nous pouvons cependant dégager quelques certitudes pour l'action que nous avons à mener au cours des prochaines années.

La croissance ne nous libère pas de l'obligation de maîtriser les dépenses publiques, d'empêcher le retour de l'inflation et de dégager une épargne nationale en rapport avec notre évolution démographique. Nos réformes ne sont pas achevées, naturellement. Nous savons que nous devons encore progresser, qu'il s'agisse de la réduction nécessaire du poids des prélèvements, de la construction d'une société qui repose davantage sur la responsabilité, qui sache encourager la création et mieux récompenser la prise de risque ou de la réforme de l'Etat pour le rendre plus efficace et plus performant. Il nous revient également de favoriser le développement de l'activité. Les taux d'activité des populations européennes sont encore trop faibles par rapport à d'autres grands ensembles. A Lisbonne, nous avons fait une priorité du développement de l'activité pour tous, avec l'objectif de porter le taux d'activité moyen à 70 % d'ici 10 ans contre 61 % aujourd'hui. Et c'est de mon point de vue, un enjeu essentiel.


Le renouveau économique que connaît l'Europe doit aussi être l'occasion d'affirmer son projet politique. Pour nous Européens, la voie est tracée. Notre histoire nous oblige. Avec la Renaissance et pendant cinq siècles, les nations européennes ont su bâtir une civilisation rayonnante. Puis le choc de nationalismes exacerbés et la négation radicale de nos valeurs ont entraîné notre continent, et le monde avec lui, dans deux guerres terribles, qui ont cassé, effacé l'Europe. Depuis cinquante ans, avec opiniâtreté et avec succès, nous avons créé les conditions d'une nouvelle renaissance européenne. Fondée sur la démocratie, une économie de liberté et une exigence sociale forte, l'Union européenne a d'abord eu le grand mérite de rendre la guerre impossible entre nos peuples. Et chaque élargissement signifie d'abord, de façon irréversible, la garantie de la paix et de la démocratie pour les peuples qui nous rejoignent. Les Européens doivent apprendre désormais à réconcilier leur histoire et leur géographie. Pendant quarante ans, l'Union européenne n'a pas eu à dessiner ses frontières : elles étaient imposées par le rideau de fer. En s'ouvrant à 13 nouveaux pays candidats, l'Union affirme aujourd'hui sa vocation à rassembler toute la famille européenne. Mais, notre union doit posséder les instruments nécessaires pour bien fonctionner dans ce cadre élargi. Aussi la France a-t-elle la volonté de trouver un accord ambitieux sur la réforme des institutions pendant la présidence européenne qu'elle va exercer à partir du 1er juillet prochain. Elle aura aussi à coeur d'affirmer l'identité de l'Union en développant sa politique étrangère et de défense. C'est ainsi qu'elle pourra jouer le rôle que ses citoyens, mais aussi le reste du monde, attendent d'elle, qu'il s'agisse de conclure des partenariats avec les grands ensembles géographiques de la planète ou de contribuer à résoudre les problèmes qui se posent à la communauté internationale dans son ensemble, de la protection de l'environnement à la lutte contre la pauvreté en passant par le renforcement du système financier international ou l'adoption de règles communes sur la sécurité des réseaux. Faire vivre l'Europe, c'est enfin affirmer son projet social, un projet qui repose sur la négociation collective, une protection contre les risques de l'existence et le rôle de l'Etat comme garant de la cohésion sociale. Les valeurs humanistes qui fondent la construction européenne sont l'une de ses plus grandes forces, car la concurrence mondiale ne met pas seulement en compétition des économies, mais aussi des sociétés. Aucun progrès n'est durable s'il ne se fonde sur une société unie et forte, sur un véritable contrat social. Depuis le mémorandum que j'ai présenté au nom de la France en 1996, un véritable dialogue s'est développé à l'échelon de l'Europe. La France aura à coeur de le renforcer pendant sa présidence, notamment en proposant à Nice, pour l'Europe, l'adoption d'un agenda social ambiteux. Le pacte social européen n'a évidemment rien de figé : son contenu évolue. Nous savons que les seules politiques d'assistance ne sont pas la solution et que la lutte contre l'exclusion ne passe plus exclusivement par la mise en place de prestations mais nécessite de renouveler notre politique de formation. Eradiquer l'illettrisme est une priorité. Dans une société où l'internet renforce encore la place de la lecture, où tout repose sur l'écrit, l'illettrisme est l'équivalent de ce que pouvait être l'infirmité physique au début de la révolution industrielle : une fatalité, qui interdit à l'individu de trouver sa place dans la société. Renforcer l'effort d'éducation et de formation est donc crucial pour notre avenir. Lui seul permettra d'éviter que ne se creuse un véritable " fossé numérique ", comme on dit aujourd'hui, qui séparerait ceux qui ont accès aux technologies et les autres. L'émergence d'une telle fracture est une menace pour la cohésion sociale des Etats et aussi pour les grands équilibres mondiaux. Nous y consacrerons une part importante de nos travaux au prochain Sommet du G8 à Okinawa. C'est en effet la solidité des connaissances initiales qui permet d'apprendre à apprendre, et de s'adapter aux changements qui caractérisent notre monde. Nous devons, bien sûr, renforcer l'enseignement des nouvelles technologies à l'école. 80 % des entreprises font aujourd'hui des connaissances en informatique un critère essentiel de recrutement. Nous avons décidé à Lisbonne que, d'ici la fin de l'année prochaine, toutes les écoles des pays de l'Union disposeront d'un accès à internet, et que tous les enseignants seront formés au maniement des nouvelles technologies. Ce sont de bonnes décisions. Nous devons enfin faire franchir un seuil à notre système de formation continue, afin d'offrir à chacun la chance d'un nouveau départ tout au long de sa vie. L'Europe bénéficie d'une main-d'oeuvre hautement qualifiée : elle doit s'appuyer sur cet atout, qui est à la fois le gage de sa réussite économique et aussi de sa cohésion sociale.


Monsieur le Président,
Mesdames, Messieurs,

La France a une ambition pour l'Europe. C'est celle d'une Union européenne pacifique, puissante et solidaire, qui sache partager sa prospérité, qui demeure fidèle à ses valeurs et à son histoire ; une Europe au premier rang des acteurs de la scène internationale. La rapidité des évolutions est ce qui caractérise peut-être le plus l'économie moderne. Le temps de l'économie s'est raccourci, le temps du politique et des évolutions sociales est plus lent, c'est naturel. Il faut cependant tout faire pour les concilier. Cela nécessite un effort d'explication, de conviction, pour mieux appréhender le mouvement, pour rassurer, pour donner du sens aux évolutions et pour limiter les risques qu'elles entraînent. Nous sommes désormais tous solidaires. Nous avons un intérêt commun à l'ouverture des frontières, au développement des échanges, source de croissance et de dynamisme.

Mais les causes d'instabilité mondiale n'ont pas disparu avec le développement économique, au contraire. La crise qui s'est déclenchée en Asie en 1997 et 1998 a montré la fragilité de notre système international. La prospérité à long terme de l'économie mondiale nécessite plus que jamais une coopération solide et forte à tous les niveaux. Les décideurs économiques que vous êtes doivent en être les moteurs.

Ensemble, en privilégiant la coopération internationale et en établissant des règles globales, nous saurons tirer le meilleur du mouvement de mondialisation et des transformations technologiques de grande portée que nous vivons, et ceci je le souhaite pour le bénéfice de l'ensemble de nos peuples sans que personne en soit exclu.

Je vous remercie.